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Le temps et nous

Revue N° 25 Page 30

Les quelques lignes que vous allez parcourir, et que j'écris avec le peu que je sais de ce monde qui nous héberge, ne sont pas courantes dans les pages de notre revue. Quand Marc Liaudon nous décrit son Nice-Genève, ou que Marie Cauchon nous narre avec talent sa randonnée dans le Ladakh, tout le monde se régale. Chacun de nous s'identifie à eux pour avoir vécu les mêmes joies et aussi les mêmes souffrances.

Moi, je voudrais vous parler du TEMPS. Dans notre vie quotidienne nous cherchons à en savoir un peu plus sur ce que nous ne savons pas. Cet effort ne sert peut-être pas à grand chose, mais je crois que nous devons nous arrêter, de temps en temps, sur les choses dont le sens nous échappe pour satisfaire notre curiosité.

Il y a le temps de la météo qui nous est familier et dont nous subissons les humeurs toujours changeantes. Et il y a "l'autre" TEMPS. Celui qui passe, qui file, qu'on ne peut arrêter. Il est tellement banal qu'on en parle beaucoup moins que du premier : il est émaillé de nos souvenirs, de nos projets, du possible et des "si c'était à refaire". etc...

Tout le monde sait ce qu'est ce temps jusqu'au moment où il faut l'expliquer. C'est avec lui que tout commence et tout finit. Il ne se laisse enfermer dans aucune définition. Personne ne sait vraiment qui il est. Quand on le talonne de trop près, il mène droit au mystère. Les savants essaient de le cerner, de l'identifier, mais en vain, il leur échappe. Par contre ils savent que le TEMPS ne peut être dissocié ni de l'Espace, ni de la Matière. C'est le complexe "Espace Temps" du fameux Einstein. de nombreuses expériences scientifiques ont prouvé qu'il avait vu juste.

Certains philosophes prétendent que le temps n'existerait pas si nous, les êtres conscients, n'existions pas. Pourtant avant les hommes, les dinosaures ont régné sur Terre. Ils ont vécu, se sont multipliés et finalement nous ont laissé la place. nous pouvons donc conclure que les philosophes s'amusent.

Puisque les savants ne savent rien ou presque sur le temps, je n'aurai pas la prétention d'en savoir plus, néanmoins j'aimerais encore en parler un peu.

Un "Cent Cols" appuie sur les pédales dans un col. A chaque tour de manivelle il avance avec facilité ou en peinant. En tout cas il avance. Mais sait-on pourquoi il peut avancer ? pardi ! il avance parce qu'il chevauche sa machine avec volonté et force. Cela ne suffit pas. Il avance parce que "existe le temps". Qu'arriverait-il si le temps s'arrêtait ? Sans le temps notre cyclo n'existerait pas.

Pourquoi le temps passe-t-il son temps à se jeter en avant en entraînant tout ce qui existe ? Il est la mobilité même. La preuve : au moment où il naît, notre cyclo entre dans l'espace-temps par le ventre de sa mère, et en ce moment il met un certain temps pour parcourir une distance dans son col.

Il n'y a pas que notre ignorance qui nous empêche de comprendre le temps, il y a surtout les limites de notre langage lui-même. Les mots que nous employons sont modelés sur les objets à notre échelle.

Ils s'adaptent aux phénomènes et aux événements de notre monde quotidien. Quand nous abordons des réalités à une autre échelle, tel le TEMPS ou l'univers, les mots deviennent facilement des obstacles. Nous sommes bien obligés d'admettre la réalité : nous existons et le reste aussi.

Le TEMPS est donc lié à la matière et celle-ci est le seul moyen, pour nous, de le mesurer. La terre tourne sur son axe en un jour et autour du soleil en un an, le soleil tourne autour du centre de notre Galaxie en 2 millions d'années, la Galaxie se précipite, à 600 km à la seconde, vers le "Grand Attracteur" constitué d'un super-amas de plusieurs milliers de galaxies. Notre cyclo - toujours la matière - avance dans son col parce que le temps lui donne le temps pour le faire.

Pour des raisons de commodité il est de tradition de diviser le temps en tranches égales : secondes, minutes, heures, journées, années, siècles. Puis de mesurer son passage en comptant les tranches au moyen d'horloges de toutes sortes. La terre, par exemple, marque un an chaque fois qu'elle fait le tour du soleil. Pour notre cyclo le chronomètre suffira. On voit qu'il est impossible de saisir le temps sans passer par la matière qui se meut dans l'espace. J'ai cité la terre, le soleil, le cyclo. Plus près de nous, il y a le sel qui fond dans la soupe, les aliments qui sont assimilés par notre corps, après un ballet chimique incessant où des myriades de milliards d'atomes toujours fébriles s'assemblent et se séparent pour que notre cyclo puisse parler, rire, avoir chaud ou froid, souffrir dans le Galibier ou ailleurs, faire l'amour, être heureux ou malheureux.
Par contre, l'espace est simple à saisir. Il s'étend sur un domaine que notre ami peut parcourir en tous sens : il va, il grimpe, il peut aller toujours plus loin découvrir des coins de lui inconnus, ou revenir à son point de départ. A chaque instant son centre de gravité occupe un point dans l'espace et l'ensemble de ces points forme une ligne continue : sa trajectoire.

Mais cette liberté n'existe pas par rapport au temps, il ne peut pas choisir "d'aller à hier". Le temps ne donne jamais une deuxième chance à notre ami. Il le transporte comme un train en marche dont il n'est pas question qu'il descende. Il va du passé où il ne peut plus retourner vers l'avenir ouvert à toutes sortes de possibilités qu'il ignore.

Le temps comporte trois parties inégales. Deux sont énormes. Le passé et l'avenir. La troisième est presque inexistante: le présent. Le présent est comme un point éphémère qui se déplace sur une droite: derrière lui le passé, devant lui l'avenir. Il transforme, de façon continue, l'avenir en passé. Et notre cyclo passe toute sa vie dans ce présent évanescent.

Les coups de pédale de notre ami ne se ressemblent pas : le premier est déjà dans le passé et ne pourra plus se renouveler parce que notre ami ne peut pas remonter le temps. Le coup de pédale suivant, tout en étant dans le présent, se propulse dans l'avenir et retourne dans le passé. Donc, l'avenir perd de sa substance alors que le passé l'engrange. Et notre cyclo finira par engranger le col, mais ne pourra pas le comptabiliser s'il l'a déjà fait.

Le passé a tout construit : l'Univers et les "Cent Cols". L'avenir garde son secret. C'est l'inconnu. Il est devant, partout. Notre cyclo a du mal à le croire. Il sait qu'il atteindra et traversera le col. C'est vrai ! Mais il ignore dans quelles conditions il le franchira : sur sa machine, à pied, à quelle heure, sur quelle trajectoire, à quelle vitesse, en pensant à ses enfants ou à la prochaine sortie ?

Il semble bien que nous évoluons dans une direction invariable appelée "Flèche du Temps". Pourquoi ? Personne n'en sait rien. Même Dieu est silencieux sur ce point.

Quelques exemples simples indiquent que cette Flèche pointe toujours vers l'avenir :
- On met un oeuf dans une casserole d'eau froide qu'on pose sur la gazinière pour le cuire. L'oeuf cuit ne se transformera plus jamais en oeuf cru.
- Nous laissons tomber un verre sur un sol carrelé, il se cassera en mille morceaux.
On ne verra jamais le verre se reconstituer et retourner dans notre main.

Finalement le temps c'est quoi pour nous ? C'est une mine que nous épuisons peu à peu. Il se joue avec obstination de nos espérances, pas toujours déçues, mais toujours renaissantes. Il s'écoule inexorablement vers l'avenir et jamais vers le passé.Il nous permet d'engranger des cols, d'aimer nos femmes ou nos hommes, de faire des enfants, de voir l'image du monde extérieur chaque fois sous des traits toujours différents. Il nous permet de traverser son domaine par les souvenirs et les projets. Mais il nous ramène à la réalité lorsque notre miroir nous renvoie les traces de son passage : nous prenons de la "bouteille".

Alors permettez-moi de citer Baudelaire, dans le Spleen de Paris :
"Si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge vous répondront : il est l'heure de s'enivrer ! Pour ne pas être des esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse".

Baudelaire cultive le bon sens, alors enivrons-nous ! de quoi ? d'Amour, d'Amitié, de Fraternité, de Cols. Comme on voudra. Mais faisons-le !

Théodore BUIZAT N°3912

de TOUL (Meurthe et Moselle)


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