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L'Assietta : une cascade de supplices.

Revue N° 24 Page 18

Sestrière, col Basset, col.. col.. beaucoup de cols... tous à plus de 2000..!

Ah, si ces fichus nuages avaient pu déménager un instant du secteur ! Chimère que tout ça. Au contraire, ils s'accrochaient avec ténacité aux rochers, m'empestaient et bouchaient mon horizon. Après de petits travaux cyclo-herculéens, je me retrouvai sur l'adret de l'univers rocailleux. Le paysage que j'entrevis, l'espace d'un éclair, me donna la chair de poule.

L'abîme était omniprésent. Epoustouflant ! L'Assiette me proposait-elle une descente aux enfers ?

Doucement. Très doucement. J'abordai la descente avec énormément de prudence. Pour rendre le passage accessible, les ingénieurs civils avaient eu recours à de nombreuses constructions en corniche. Altitude approximative: 2 500 m. Pas une âme ni une bestiole à l'horizon.

Un "In Mémorial" retint mon attention. Un gars qui apparemment n'avait pas eu de bol. En face de la plaque commémorative, c'était le "big" plongeon dans les profondeurs incommensurables. Bre...!

Le ruissellement des eaux avait raviné le chemin quelques virages en contre-bas du colle della Vecchia (2605 m). Soudain, la roue avant de la "bique" buta la paroi de la fondrière. Le vélo s'immobilisa et versa légèrement sur son flanc droit du côté du précipice ! Je mis un pied à terre, bientôt suivi par ma main droite, pour éviter la chute.

Au contact de ma dextre sur le sol, le bord de la piste, rendu meuble par les pluies de la veille, s'écroula comme un château de cartes et me fit piquer directo la tête dans l'abîme. Un saut de l'ange !

Je m'abattis trois mètres en contre-bas sur une pente herbacée à 45, parsemée d'écueils rocailleux. Roulant-boulant, mon corps, désarticulé comme un pantin, prit immédiatement une vitesse vertigineuse. Incontrôlable. L'herbe mouillée accentuait l'effet de glisse. De cabrioles en culbutes, je n'eus pas le temps de m'apprêter à comparaître devant l'Eternel.

Qu'est-ce qui m'attendait au fond du ravin ? Le "big" saut final, l'arrêt brutal contre un roc ? Chaque rebond me valait une volée de coups. A tout prix, il me fallait arrêter cette dégringolade, sinon j'allais me fracasser de tous côtés.

Refusant de rendre les armes, une première tentative d'accrocher un gros caillou échoua d'un rien. La valse en arrière repartit de plus belle. Une dizaine de mètres plus bas, grâce à mon instinct de survie qui était poussé à son paroxysme, schlittant une fraction de seconde sur le dos, mon talon gauche bloqua net cette éternelle glissade.

Éberlué, contusionné, abasourdi, je me ramassai tout à trac. Vivant, j'étais vivant ! Etait-ce bien vrai ? J'avais du mal à le croire car je m'étais vu rayé du monde des vivants. Cette bûche relevait du miracle !

Mon gore-tex, roulé en boudin, passa en sautillant à ma hauteur et alla se coincer contre un amas d'éboulis. Mon torse et mes bras me faisaient souffrir le martyr. En revanche, peu d'écorchures et de blessures ouvertes. Grâce probablement aux multiples pelures de vêtements que j'avais enfilés avant d'entamer la descente. Sans le réflexe de la dernière chance, il y a gros à parier que mon sort eût été fixé pour l'éternité.

Quelques mètres de plus et un ramassis d'éboulis se chargeait de m'exécuter. Je fis un demi-tour sur moi-même. C'était absolument ahurissant ce que je vis. Je n'en crus pas mes yeux. Trente mètres au bas mot me séparaient du muret qui soutenait la piste.

Horreur ! Que faire ? Mais, le moral à zéro était un luxe qui m'était présentement interdit. Il me fallait absolument m'extraire de ce piège à rats. Deux choses me chagrinaient. Primo, je ne parvenais pas à localiser l'endroit exact de la chute de mon gore-tex ? Secundo, où était passée ma "bique" ? Qu'était-elle devenue?

L'idée d'une photo me passa par la tête. Las, je n'en eus pas le coeur et puis, il y avait plus urgent ! Crapahuter, c'était ce qui me restait de mieux à faire. Et vite. Car le risque d'immobilisation en cas de refroidissement était imminent.
A quatre pattes, je remontai maladroitement la rampe jusqu'au pied du muret. Ensuite, il me fallut franchir ce redoutable obstacle haut de 3 m.

Dur-dur de garder la tête froide quand on vient de prendre une pelle mémorable.

Faisant abstraction des meurtrissures, je m'appliquai à mettre en pratique les principes élémentaires de la varappe: bien choisir les prises et bien décoller le corps de la paroi. Une hantise me tarabustait "dévisser".

A coup sûr, cela eût été irrémédiablement la fin des haricots.

Une fois parvenu sur le muletier, jetant un oeil dans le vide, je vis la "bique" qui gisait complètement désarticulée une dizaine de mètres en contrebas. J'eus envie de tout plaquer et de rejoindre dare-dare un poste de secours. Idée tout aussitôt rejetée. Je m'efforçai à retourner une deuxième fois au casse-pipe par le lieu de l'éboulement. Au pire, pensais-je en admettant que la bécane fût démolie, les sacoches, qui étaient arrimées sur le porte-bagages, valaient la peine d'être récupérées.

La "bique" paraissait moins abîmée qu'au premier coup d'oeil. Le guidon avait pivoté d'un demi-tour à droite. Le cadre, que j'avais cru brisé, était intact. Quoique le hauban inférieur droit me donnât l'impression d'être plié, mon premier travail fut de détacher le sac du vélo. Ensuite, séance laborieuse de ramping.

Chassant vaille que vaille les sacoches devant moi, je m'échinai ainsi jusqu'au mur effondré. Une fois les bagages sur le chemin, je redescendis chercher le "tout terrain". Le tocsin battait dans ma poitrine. Comment Dieu allais-je m'y prendre pour remonter la "bique" ? Dans un premier temps, cette entreprise me parut irréalisable.

La tirer à bout de bras eut relevé de l'impossible. Je commençai par redresser le guidon et puis, entourant ce dernier d'un élastique-extenseur, je la traînai jusqu'au lieu du drame. Problème ? Comment la remonter maintenant sur la piste ?

Puisant au plus profond de mon être mes ultimes forces, je pris la roue avant bien en main. Ensuite, je basculai la "bique" lui faisant prendre une position inhabituelle: la verticale et la faisant sautiller d'éboulis en éboulis sur sa roue arrière, elle retrouva enfin son terrain de prédilection qui était le chemin.

Combien de temps s'était-il écoulé depuis la chute ? Nul ne le saura jamais. Par contre, cette opération de récupération pompa le reliquat de mon énergie. Une furieuse envie me tenailla soudainement au ventre: fuir sur-le-champ ces lieux maudits.

Il me sembla que le guidon s'était rapetissé. Gênant ! Une douleur lancinante me martelait le bas du dos à la moindre irrégularité de la piste. Atroce !

Ce ne fut qu'au bout d'un laps de temps que je remarquais que mon gore-tex manquait à l'appel. Que le diable l'emporte !!! Je n'eus pas le courage de faire demi-tour. Le bilan exact des dégâts matériels ne sera connu que bien plus tard. Sur l'heure, outre le gore-tex, il se limita d'une part à la perte du compteur kilométrique et de la gourde et, d'autre part, à un coupe-vent laminé en lambeaux.

Sachant que je me situais à plus de 50 km de Pinerolo, mes préoccupations étaient d'un tout autre ordre. Parvenu sur la route Susa-Fenestrelle, située à 300 mètres en dessous du colle delle Finestre, je brûlai ma dernière cartouche pour un ultime baroud: "Épingler le col à mon tableau de chasse".

Extrêmement dur ! Aux limites de la douleur supportable. Complètement malade, le mec, me direz-vous. Sans nul doute. Mais quand on est déjà fêlé, un peu plus ou un peu moins, cela ne risque pas de changer le cours de l'histoire. En vérité, le coeur n'y était plus.

Pourtant le passage sur les hauteurs de Depot est un véritable régal visuel. Une idée fixe me trottait dans la caboche: rallier au plus vite l'hôpital civil de Pinerolo, une petite ville piémontaise blottie dans la vallée de Chisone.

José BRUFFAERTS N°1997

BRUXELLES (Belgique)


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