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LE VELO ET LA MERCEDES

Revue N° 19 Page 28

Bersand le père a depuis longtemps attrapé la soixantaine, sans lui avoir spécialement couru après, mais il s'est dépêché de l'oublier en l'enfouissant dans les culs de basse fosse du passé. Car il croit toujours avoir ses vingt ans. Pour lui, avoir trois fois vingt ans c'est avoir vingt ans trois fois plutôt qu'une. Allez comprendre cette logique de l'illogisme ! Il croit que le temps a suspendu son vol depuis la fin de la dernière guerre et que toutes ces années se sont fondues et sublimées sans laisser de trace. Il a même fini par perdre de vue qu'ils ont existé, ces hivers qui ont, à bas bruit, déposé le givre et la neige sur son système pileux et buriné sa peau de vieux crocodile.

Evidemment, de temps à autre, une petite alerte vient lui rappeler que ses dents de lait sont bien loin derrière. Et, tour à tour, lourdeurs articulaires, rhumatismes baladeurs, arthroses lancinantes, courbatures de lendemain d'effort et autres manifestations désagréables le ramènent à la dure réalité des choses de la vie, à commencer par ses dents de sagesse, plus turbulentes que sages, qui le conduisent de temps en temps sur le fauteuil du praticien.
Malgré tout, il continue à se prendre pour le gamin qu'il était lors de ses premiers émois sexuels et ne se décide pas à dételer, et c'est ce qui donne tout le charme à son existence.

Il est vrai que la pratique assidue de la randonnée cyclo depuis des lustres et des lustres lui permet d'entretenir tant bien que mal sa petite forme, de garder à peu près un souffle correct et de bénéficier d'une assez bonne endurance, à condition, bien entendu, de ne pas calquer son rythme sur les petits copains, en général plus verts, flambards et fringants. Et en plus de ses escapades confortables aux quatre coins de la sphère terrestre, il a pris l'habitude de se rendre jour après jour à son bureau sur deux roues, par les petits chemins de traverse, le plus écologiquement du monde, de son allure tranquille et pépère, ce qui résout une partie des problèmes que nous dispensent généreusement les villes modernes.

Car le père Bersand, qui ne veut pas entendre parler de retraite, dirige une modeste entreprise qui fonctionne avec une douzaine et demie de jeunes collaborateurs, une P.M.E. comme on dit. Et auprès de son personnel il a, comme tout bon cyclo canulant par principe et pontifiant par habitude, des démangeaisons de prosélytisme qui n'obtiennent, en général, qu'un succès limité. Car il est de notoriété publique que les jeunes ne font du vélo que jusqu'à 14 ans ou après 50 balais. Entre les deux, le culte de la moto d'abord, vroum-vroum, de la voiture ensuite, les rend aveugle et sourds à tout autre moyen de locomotion.
L'autre matin, en arrivant à son bureau, il constate l'absence du plus jeune, Serge, un garçon costaud, trapu mais frustre, comme le sont certains pieds-noirs, un peu foufou à ses heures quand il prend sa crise sans préavis, une grande colère, une male rage, male et mâle, mais de loin en loin, aussi violente que fugitive, à frapper les carrosseries à coups de marteau... respectueux toutefois de la hiérarchie, au demeurant plein de bonne volonté et toujours dévoué, avec un salaire qui tourne légèrement au-dessus du SMIC, donc pas de quoi faire des folies.

Ceci étant précisé pour la bonne compréhension du texte qui suit. Revenons donc à notre affaire. Le gars Serge n'a donc pas donné signe de vie ce matin-là. C'est pourquoi, à la reprise de quatorze heures, l'ancien vient vers lui et prend des nouvelles de sa santé :

- "Alors, Serge, que t'arrive-t-il ? Une grosse panne d'oreiller ?"
- "Oh ! non, monsieur ; j'ai bousillé hier un pneu de ma Mercédès, alors j'ai été bloqué à la maison."
- "Ta Mercédès ?" lui dit l'autre en s'étranglant de saisissement ; "Ta Mercédès !"
- "Oui, monsieur. Et comme un pneu neuf coûte plus de 700 F, je n'ai pas pu venir travailler plus tôt."
- "Une Mercédès ! Mais enfin, c'est dingue ! Une Mercédès ! Et pourquoi pas une Cadillac, tant qu'à faire ? Sans parler que tu as perturbé le travail de ton équipe... Et avec ça, par-dessus le marché, tu as perdu 150 F de salaire ! C'est vrai qu'un propriétaire de Mercédès n'est pas à 150 F près.

En ce qui me concerne, malgré mon grand âge et ma situation, mon air bon et ma vue basse, je n'ai pas, quant à moi, les moyens de m'offrir des pneus à 700 F. . . et encore moins une Mercédès... a fortiori !"
- "Mais monsieur Bersand, je ne l'ai pas acheté à Fortiori, ma bagnole, mais d'occasion, pas cher, une affaire, une brique à peine !... On n'a rien actuellement à moins d'une brique... et à crédit, et avec un moteur diesel en plus, alors vous voyez, tout ça, l'un dans l'autre, c'est très économique à la fin !" qu'il ajoute en ponctuant ses paroles avec de grands mouvements des bras et de ses mains aux doigts écartés, à l'italienne.

- "Oui, mais en attendant, tu es incapable de venir travailler, alors qu'avec un vélo, comme je ne cesse de te le répéter depuis six mois, tu n'aurais pas eu de problème d'argent... ni six heures de retard !"
- "Un vélo ? Ahouah ! Mais vous n'y pensez pas ! J'habite à 4 ou 5 Km d'ici..." - "Et alors ? Je fais bien plus que ça, moi, tous les jours que Dieu nous donne, été comme hiver, par tous les temps et je n'en suis pas mort !"
- "Ah ! mais vous, c'est pas la même chose... Vous, VOUS AVEZ DE L'ENTRAINEMENT !"

Jacques BENSARD.


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