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Premier 3000

Revue N° 17 Page 11

Les Membres du Club des 100 Cols recherchent des cols hauts, pas seulement en raison de l'article 3 : ils procurent en effet des joies particulières liées à la haute montagne. Dans cette recherche, il est vraisemblable que chacun d'entre nous est un peu ému, le jour où il s'attaque à son record d'altitude personnel : monter plus haut qu'auparavant est enthousiasmant, on espère de nouvelles sensations.

Ainsi donc, ayant depuis "longtemps" (198...) atteint l'altitude 2935, et en gardant un souvenir merveilleux (traversée de névés, voisinage des glaciers, vues indescriptibles...), je rêvais à un peu plus haut : l'altitude 3000. Cette année, j'avais décidé de concrétiser ce rêve : ce devait être possible puisqu'on en parlait dans la revue. Le problème était maintenant de choisir, dans la région de mes vacances, le col qui me permettrait de franchir cette barre. En discutant avec mon cousin Jacques Boivin, également membre des 100 cols, je me suis d'abord intéressé au col Lombard (05-523) à 3092 m : sur l'IGN au 1/25000, il a l'air "faisable". Plus tard, sur le terrain, on se rend compte que, fin juillet, il est encore bien enneigé ! Et puis, à force de regarder la couverture de notre bible Chauvot (elle fait rêver, n'est-ce pas ?), j'en parlai à Jacques qui me fit remarquer les petites ipscriptions, page 4 de la couverture : col du Jandri (3151 m). Voilà un col très intéressant, puisque la photo le prouve, on peut y monter. Le classement S4 n'est pas fait pour m'effrayer : un 3000 vaut bien quelques litres de sueur ! Plus tard, Jacques m'apprend que ce col est classé R2 dans la revue 1988 (décidément, il sait mieux lire que moi !). Çà devient du billard...

Le 10 août, les conditions me semblent favorables : il fait très beau, et il n'y a pas de brume. L'excellente visibilité est la promesse de panoramas exceptionnels. La météo prévoit ensuite une dégradation du temps... C'est donc bien le jour J.

J'arrive aux Deux-Alpes à 8 h 45. La station est en pleine ébullition: il y a des voitures et des skieurs partout : c'est un peu surprenant par ce beau matin d'été. Il doivent aller dans le même coin que moi, pensais-je. Je tâtonne un peu avant de trouver le départ du chemin : un camion descendant de la montagne m'aide dans ma recherche. Ce chemin de terre, de pente raisonnable au début, est sympathique : çà roule bien. Je m'élève donc au-dessus de la station, tout content de fuir le goudron et la foule dans d'aussi bonnes conditions. Bientôt, je dois un peu déchanter : des camions font le va et vient avec le sommet. Ils passent en prenant toute la largeur du chemin, dans un rugissement de moteur et en soulevant un nuage de poussière ! Je me mets donc à les guetter pour choisir, si possible, l'endroit de la rencontre (un camion toutes les dix minutes environ) : il s'agit de bien se mettre sur le bord du chemin, dans un endroit large de préférence (virage par exemple), et du côté du vent pour éviter le nuage de poussière... Préoccupation inhabituelle pour qui aime la tranquillité de la montagne ! C'est la rançon du "progrès" : S4 à R2.

Le paysage est cependant à la hauteur des espérances : je me régale tant les arrêts photo sont nombreux. D'abord la station blottie dans le roi de l'Alpe, éclairée par la lumière rasante du matin, avec, au fond, les glaciers de la Roche de Muzelle : puis sur une première crête, le lac Chambon "tout en bas" (à 1044m pourtant !) et les Grandes Rousses en face. Plus loin, je m'arrête pour le lac du Plan : l'éclairage est tellement bon que je ne peux résister. Il faut effectivement résister pour garder quelques photos pour le sommet : l'émerveillement est permanent (quand il n'y a plus les camions !).
Par endroits, la pente devient sévère, voire très sévère. Je suis bien content d'avoir mon 26x30 et mes pneus 650-35 à crampons. Je passe la plupart des raidillons en serrant les dents et en me mettant un peu plus en arrière pour éviter le patinage de la roue motrice, pas trop cependant, pour éviter le cabrage à chaque coup de pédale. Dosage difficile ! Parfois, la pente est trop forte, et je dois pousser. C'est bien du R2. Heureusement, il y a de petites portions presque plates (et même parfois en descente) où l'on peut récupérer. Bientôt, je franchis le col des Gourses (2550 m : il est doublement intéressant ce 3000 !). La végétation a presque totalement disparu. J'évolue dans un univers minéral où le rocher est roi. Au-dessus de ma tête, c'est le va et vient incessant des télécabines. Je regarde où elles vont, où je dois sans doute aller. Je double des marcheurs avec lesquels j'échange quelques propos amicaux. Je croise des V.T.T. "Tiens, des collègues... peut-être des membres du club ?" Plus loin encore, d'autres V.T. T.. Leurs pilotes me paraissent bien jeunes... Ils ont pu escalader cela ? Mes doutes ne durent pas longtemps : presqu'arrivé à ma hauteur, l'un des garçons dit aux autres: "Il faudra qu'on essaye de se le monter un jour !"

Je comprends tout instantanément : leur plaisir est de monter avec les télécabines et de descendre à vélo. Voilà pourquoi, il y a quelques jours, une femme m'a souhaité en haut de la Croix de Chamrousse: "Bonne glisse !". Plus loin, j'ai la confirmation de l'essor de ce sport de glisse. Je croise d'abord un gros en tenue de tennis qui descend tout raide sur un vélo, en poussant des grands cris. Puis je rencontre des groupes de touristes des deux sexes, de tous âges, manifestement plus capables de se laisser glisser (doucement) vers le bas, que de se hisser là-haut. Les névés deviennent nombreux. Je roule maintenant à la hauteur des Grandes Rousses, à gauche, des glaciers du massif du Soreiller sur la droite: le paysage est fabuleux. Je traverse des pistes de ski caillouteuses, et bientôt, j'aperçois, plus haut, le col du Jandri où arrivent les télécabines. A ma droite, des petits points noirs zigzaguent sur le glacier...

J'arrive enfin au col, en descente... Comble d'ironie ! Alors se mêlent en moi des sentiments un peu contradictoires engendrant un certain malaise : la joie d'être là à 3151 m, d'avoir en face, et même sous les pieds (en avançant de quelques mètres) le glacier du Mont de Lans qui étincelle sous le soleil ; mais aussi la déception de ne pas être tout seul (ou, à la rigueur, en compagnie d'autres randonneurs), de ne pas être dans un espace vierge. Il y a là des constructions en béton, l'arrivée des télécabines, des départs de télésièges, de téléskis qui vont au glacier. Il y a aussi un fourmillement incroyable de skieurs au col même, et sur le glacier. Malaise donc... J'ai l'air d'un égaré, moi avec mon vélo au milieu des skieurs, d'un égaré, moi en tenue d'été au milieu de ces gens en tenue hivernale...

Je regarde avec envie la brèche de Jassuire, un peu plus haut (3252). J'imagine le tracé à suivre sur la neige des glaciers pour y parvenir. Cela semble facile et c'est bien tentant... pour 3000 de plus ! Mais il y a ce malaise, la crainte du ridicule, et aussi, un certain danger. Ne passerai-je pas pour un fou si je me mettais à escalader péniblement le glacier, le vélo sur l'épaule, au milieu des skieurs ? Et puis, le risque de crevasses n'est pas à exclure. Alors, sagement, je reprends mon cher névé (mon vélo) pour redescendre un peu (un à deux kilomètres) et m'installer, à l'écart du chemin, sur un rocher, pour manger ma boîte de maïs en regardant le massif du Soreiller et ses glaciers dans un silence qui sied à la montagne, Quelques minuscules marguerites ayant poussé à la hâte entre des cailloux, à près de 3000 m, me tiennent compagnie.

Bernard MIGOT


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