Page 18a Sommaire de la revue N° 14 Page 19a

Le bonheur est dans le pré...

Revue N° 14 Page 18b

... Auprès de moi vint s'asseoir un cyclochard, vêtu de noir, qui me ressemblait comme un frère...

Cycloche, mon ami, mon frère, mon semblable,
Avec ta mise sombre et ton vélo minable,
Tu ne fais pas partie de ces cyclos fringants
En tenue de gala, casoar et gants blancs,
Superbement montés sur carbone et titane,
Qui n'ont que compassion pour ta pauvre bécane.
Tes cheveux piquetés de brindilles de foin
Font de toi un clochard qu'on évite avec soin,
Qui a depuis longtemps sacrifié les aisances
Que ne permettaient pas de trop maigres finances,
Puisqu'on n'a pas le droit, tu me l'as toujours dit,
De trahir la passion grâce à laquelle on vit.
Tu as trouvé refuge dans la solitude,
Un fardeau bien léger dont on prend l'habitude,
Pour vivre à ta façon ton aventure à toi
Sans ripailles, sans lit, et bien souvent sans toit.
Ton bagage est réduit à la portion congrue,
Pour lever ton vélo, pas besoin d'une grue ;
Juste de quoi manger, et pas toujours encore
Juste de quoi lutter contre un froid pas trop fort
Et juste ce qu'il faut pour rester présentable
Si par hasard quelqu'un t'invitait à sa table,
Car malgré tes défauts tu n'es pas un ourson
Qui repousse en grognant les marques d'affection,
Et tu rêves souvent d'un compagnon solide
Avec qui partager les charmes du sordide ;
Mais ta réputation dont tu es si jaloux
Possède autant d'attrait qu'une branche de houx.
Tu sera donc toujours et partout solitaire,
Car si tant de cyclos envient ta liberté,
En foule rassurante ils préfèrent rester
Et s'entourer de bruit quand il faudrait se taire.
Explique-leur comment, bien vite tu compris
Que le bonheur n'est que disposition de l'âme
Sans le moindre rapport avec ce qu'on proclame,
Et que les plaisirs vrais sont les plaisirs gratuits.
Tu as gravé en moi quelques belles images
Dont la simplicité fait si bien ressentir
La splendeur de l'instant à qui veut la saisir
Un dimanche matin au milieu des alpages,
Clarines et clochers, cantique frémissant
Flottant dans l'air léger où les feuilles frissonnent ;
Les flammes du couchant embrasant Carcassonne
Avant de la draper d'un suaire de sang ;
Les éclairs capricieux des lucioles, le soir,
Tandis que la fraîcheur étale sous la lune
Des écharpes de lait dans les creux de la dune ;
La bonne odeur du foin au mazot de bois noir ;
L'eau vive du torrent qui nous semblait si fade
Et que la soif transforme en grisante liqueur.
Cycloche, mon ami, sans allure et sans grade,
La gloire n'est pour toi qu'une affaire de coeur.
A quoi bon ces trophées, ces brevets, ces breloques,
Quand la vraie récompense est dans notre plaisir ?
Quel besoin de prouver que l'on n'est pas des loques,
De gonfler en exploit la joie de découvrir ?
Mon frère de bohème dont le cceur bat et vibre
Pour tout ce qui existe et tout ce qui est beau,
Vagabond transparent ignoré du troupeau,
C'est toi le plus heureux parce que tu es LIBRE !

Michel PERRODIN

TALANT


Page 18a Sommaire de la revue N° 14 Page 19a