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L'homme à la patte brasée

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C'était ma première rencontre avec les Vosges. Mon ami Francois nous avait invités à faire escale chez lui, mettant à ma portée quelques cols bien tentants.

François est un authentique couraillon : sec, nerveux, des moyens physiques à désespérer l'adepte du 28 dents que je suis (j'ai pas choisi I), jamais faim, jamais soif, 42 x 24 et n'en parlons plus, pas de surcharge sur la bécane, le genre qui va vite voir en avant si le col est ouvert et redescend vous rassurer et vous faire un bout de conduite. Il a été parfait avec moi, déclarant découvrir avec plaisir cette forme particulière de pratique du vélo que l'on nomme cyclotourisme. Je le crois volontiers.

C'est pourquoi, malgré un ciel menaçant et un froid de juillet vosgien, nous avons "fait" le Ballon d'Alsace dans la matinée. Rien de pire que l'Aigoual, un vaste paysage et de la tarte aux myrtilles à l'auberge du sommet.

La pluie nous prend à quelques encablures de Giromagny. Ce restaurant accueillant tombe à pic et après une dévotion rapide aux Dieux de la diététique, nous nous décidons pour une choucroute correctement arrosée. Le soleil revient quand on nous sert le café. Il est question du col des Chevrères par Belfahy. C'est un bruit anormal. Arrêt. Auscultation minutieuse. Damned ! (Enfer et damnation I). C'est une double fracture sur une patte arrière. La vraie tuile. Dans ma tête défilent des visions insoutenables, la blessée évacuée par hélicoptère, mes ambitions au palmarès des 100 cols envolées, le retour sans gloire au bercail... Une forge, vingt dieux, il me faut une forge ! J'invoque les mânes de Christophe.

Le moral chancelant nous nous réfugions au café du coin, où le patron et trois de ses complices achèvent un repas qui leur a donné des couleurs. L'eau (de feu !) circule. Détendus et rubiconds, ils me rassurent. Le temps d'attendre l'ouverture et le marchand de cycles, en face, sera l'homme de la situation.
Il est très occupé, ce brave homme, car ici il faut tout faire : le cycle et le motocycle, l'agricole et l'essence. François se multiplie, propose qu'on l'embauche au pair, harangue la clientèle tandis que je dénude la malade et l'installe au mieux dans l'atelier. Nous attendons un peu car il y a une urgence : un vélo d'enfant presque invisible sous sa gangue de boue, le truc que tu jettes aux ordures sous d'autres latitudes. Nous assistons admiratifs à la pose d'un pneu neuf, à la greffe réussie de deux patins de frein, d'une gaine et d'un cable, avec autant de soins que s'il s'agissait d'un précieux Campagnolo. L'enfant est ravi ("je fais du bicross").

Le temps encore de vendre avec précautions une mobylette d'occasion à un jeune homme à la solvabilité douteuse, le chirurgien est là. Silence, évaluation, disque, gerbes d'étincelles, chalumeau, frisson, meule, coup de brosse. Trente francs pour ces deux inestimables petits paquets de dorure, le miracle dans la routine, quoi Une heure "perdue" seulement et un sacré souvenir dans la sacoche.
Nous avons poursuivi sans encombres notre programme, les Chevrères, Miellin, le Haut-du-Them, forêts protondes et pourcentages sérieux à faire palir de jalousie un Cévenol, les cols des Croix et du Mont de Fourche.

Il y a eu d'autres cols depuis, et d'autres randonnées. L'hiver est là, ma double brasure vosgienne aussi, familière et de bon aloi. Comme ils me l'on dit à Nîmes, je suis devenu "l'homme à la patte brasée".
Si vous passez par Giromagny, saluez pour nous M. LACOUR, la providence des cyclos, et sans nul doute de bien d'autres gens.

Marcel VAILLAUD

G.C. NIMES


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