Page 52 Sommaire de la revue N° 13 Page 56

Rencontre au sommet

Revue N° 13 Page 53

PREAMBULE :
Paris - mai 1975 - Je ne suis qu'un jeune cyclo inexpérimenté (21 ans, aucun col au-dessus de 2000 m, aucun brevet de 200 km) et je découvre au hasard de mes rencontres parisiennes, grâce à de vrais cyclos, l'existence de circuits permanents, brevets montagnards et d'un club des 100 cols ! Claude Morin, étudiant en mathématiques à Paris (il sait compter) inscrit au club dans les temps héroïques (N° 222) me vante les buts louables de ce club et la motivation qu'il entretient pour aller toujours plus loin et plus haut. Ayant un instinct de collectionneur et aimant la montagne, je décide d'utiliser une part importante de mon énergie vitale à grimper les marches des cols et du classement. Je quitte Paris en 1977 et perds Claude Morin de vue, notre seul lien restant la revue annuelle du club.

LA LUZETTE. LA MUSETTE OU L'AMUSETTE - CEVENNES - JUILLET 1984

Tout cyclotouriste atteint de "collite aiguë" ne peut pas échapper à l'attrait du Massif des Cévennes. Réservoir important de cols de qualité (c'est-à-dire une dénivelée convenable, une échancrure visible à l'œil nu et des odeurs de montagne) et de routes ressemblant plus à des pistes cyclables qu'à des autoroutes, il ne peut que combler de bonheur l'athlète à la recherche de sensations fortes. Si, en plus, la pureté de l'effort se conjugue avec des rencontres du troisième plateau (voir ci-après) décuplées par l'extrême réceptivité du cerveau, alors l'extase n'est plus descriptible : elle est, c'est tout, c'est vain (c'est vaine dirait ma femme !) d'en dire plus.

Bien entouré par ma femme Claude (dont nous pouvons féliciter au passage son entrée fracassante dans notre haute confrérie avec un capital confortable de 130 cols) et mon ami Jean-Louis dont l'excitation estivale n'a d'égal que son hibernation profonde lui permettant une épuration et un ressourcement total, je pouvais me satisfaire de cet environnement humain de qualité. De plus, la femme de Jean-Louis nous suivait de loin en loin au volant de sa puissante automobile et sa présence active valait bien celle d'Europe Assistance.

Mais mon bonheur, mon équilibre devrais-je dire, n'avait pas encore atteint son acmé. Premier signe précurseur : en pénétrant dans le camping de la Fare (à 3 km au nord-ouest d'Alès), je tombe guidon à guidon avec un de mes anciens bons collègues qui pratique le vélo avec une certaine passion sans pour autant arriver à accumuler cent cols différents (personne n'est parfait...). Georges, c'est son titre, vient de passer 3 semaines dans la région dont il me vante les montées fantastiques (Valleraugue-Mont Aigoual : 1200 m de dénivelée...). Je le remercie de ces bons conseils qui recoupent les trois circuits que j'ai mis au point et qui permettent en quelques 500 km d'épingler une cinquantaine de cols. Avec un tel programme nous ne pouvons pas louper les meilleurs objectifs de cette montagne cévenole.

Après deux premières journées merveilleuses mais sur lesquelles je ne m'étendrai pas (Tour du Mont Lozère, en évitant et le col de Finiels et le col du Pré de la Dame juste pour avoir envie de revenir, d'une part et Corniche des Cévennes via le Col des Planettes (au-dessus de Cassagnas) dont je vous conseille le détour, d'autre part). Un dernier circuit (le lendemain, je devais être aux Houches pour le tour du Mont Blanc à pied !) absolument infaisable était proposé au menu : 220 km, 5300 m de dénivelée, 26 cols dont 15 km de muletiers. Insensible au charme et au confort du camping 4 étoiles qui nous accueillait, je réveille mes troupes à 5h.15 pour quitter en voiture à 6h40 le camp endormi (la barrière, retenue par un cadenas ouvert, ne résista pas longtemps à la perspicacité de ma femme). Nous rejoignons Anduze et enfourchons nos machines de guerre à 7 h. Je cite pour information les premiers cols de la journée :

Traviagues 277 m
Bane 410 m
Puech 348 m
Tourte 423 m
Rédarès 381 m
Bantarde 624 m

Nous passons au magnifique village de Saint-Romain de Cordières qui mériterait un col. Puis Triballe 600 m et Cabanne 490 mètres.
Tout ceci pour plonger à 11 heures dans la vallée de l'Hérault, altitude 250 mètres. Tout reste à faire pour l'Aigoual.

Nous attaquons donc réellement le Massif de l'Aigoual par le Mazet et Caleyrac et le CD 323. Au début, cette départementale vraiment intime s'extrait de la vallée principale pour suivre à plat une rivière au site paradisiaque : tout l'espace cultivable est occupé de façon systématique et harmonieuse : la succession des petits oignons, des vergers de pêches, d'abricots et autres poires surprend dans ce décor globalement assez rude. La moindre plate-forme est travaillée et nous pouvons cueillir des pêches sans descendre de vélo (ou presque) ! Cette traversée de l'oasis nous démobilise quelque peu et arrivés à Caleyrac au pied de la muraille alors que l'on devine les lacets dans une abondante végétation, nous hésitons à reprendre le collier. Cependant, pressés par la passion dévorante des espaces inclinés nous attaquons courageusement cet effort de 5 km à 10% (1er acte). Ma femme n'apprécie guère ce passage sans transition des douceurs aux douleurs (elle n'avait pas pu garder la pêche dégustée frauduleusement en bas). Elle supporte si mal mes louanges de l'effort (sur un ton, je peux l'avouer aujourd'hui, un tantinet agressif) que je ne dois qu'à mes foudroyants réflexes de rattraper sa belle machine balancée dans le vide comme un vulgaire noyau de pêche (elle m'est restée sur l'estomac, celle-là !). Vu la gravité de la situation (ma femme gravissant à pied le Mont Aigoual distant de 25 kilomètres sans même un train pour ramener son vélo en bagage accompagné) je tente par des subtilités psychiatriques inspirées par l'excellent livre "comment concilier la pédale et la mariée" du Docteur Selledemère, de ramener la défaillante à des vérités plus cycliques (et ce ne sont pas six claques qui y suffisent !). Nous reprenons un rythme régulier dans une chaleur suffocante et grâce à la pente marquée, nous sortons de la vallée comme si nous étions portés dans un téléphérique.

Nous voici enfin sur la crête et la route ne correspondant pas à ma carte Michelin, nous épinglons en fait deux cols (Peyrefiche et Vieilles) dans un décor sec de genêts et de pins. Nous apercevons à nos pieds les profondeurs de la vallée paradisiaque. Le changement brusque de paysage et de végétation nous prouve une nouvelle fois la rapidité de déplacement qu'offre cette machine plus fiable que beaucoup de moteurs (voir les épaves fumantes dans les côtes de Laffrey et du Ventoux). Mais les difficultés n'ont livré qu'une partie de leurs défenses. En levant la tête (pas les pieds car ils sont coincés dans les cale-pied serrés à bloc pour vaincre les passages à 12%), nous constatons que la montagne occupe encore une surface importante du décor.
La route redescend jusqu'au hameau de Puech-Arnal (alt. 700 m) et nous retrouvons la vraie route de la Luzette en provenance du Vigan. Nous avons accumulé un gros retard et il reste encore 35 km de bosses que nous devons parcourir en 1/2 h. pour arriver à l'heure à l'Espérou où la femme de Jean-Louis nous attend. Ma femme a retrouvé une santé certaine mais non le goût de l'effort extrême et inutile. Or, voici le dilemme : le chemin le plus court pour l'Espérou ne peut éviter la Luzette mais mesure 15 km avec un col. L'itinéraire prévu fait 35 km et 6 cols. Ma femme ne pouvant momentanément (!) plus supporter ni son mari, ni les kilomètres inutiles, me propose que chacun suive sa route, elle la plus courte, moi avec Jean-Louis la plus longue. Vu la tension locale et l'intérêt de la proposition, j'accepte volontiers ce marché et laisse ma femme se ré-alimenter alors que nous attaquons les premiers lacets de la Luzette. Je ne connais absolument pas cette côte et il me semble qu'elle ne peut être ni bien longue, ni bien pentue. Ce n'est jamais que le Massif Central ! Après trois lacets serrés, nous arrivons sur un replat accueillant pris dans un cirque d'où on ne voit pas trop comment la route pourra s'échapper. Un bruit de moteur me réveille de mes réflexions. Il me semble, vu l'origine du son, qu'il s'agit d'un avion, mais en relevant la tête, à la verticale dans un désert uniforme de caillasses, j'aperçois une toute bête voiture de série. C'est donc que la route passe par là ! Eh bien, allons-y !
J'ai besoin de me défouler et je garde le 42 x 24 malgré une pente de 10° et une fournaise de 40°. Le décor d'une pureté et d'une simplicité préhistorique me soutient dans mon déhanchement systématique et primitif. Après 10 minutes, j'atteins le point où j'avais localisé la voiture. Je vois Jean-Louis 200m derrière (il a du sortir son plateau fétiche de 30 dents à cause duquel je ne l'ai encore jamais vu essoufflé, le traître) et ma femme tout en bas encore dans le replat.
J'ai quelques remords de l'avoir abandonnée à l'orée de ce passage particulièrement éprouvant (il est 12h15) mais je la sais suffisamment expérimentée pour le négocier en douceur. Ma présence à ses côtés serait plus une perturbation qu'un soutien à moins de poussettes innocemment distribuées mais son amour-propre ayant progressé avec ses capacités athlétiques, lui ferait refuser cette médiocre assistance réservée aux fumeurs et aux mangeurs de gâteaux à la crème, deux sinistres confréries auxquelles elle n'appartient pas.

Encore deux lacets et la route toujours à 11 % quitte la pierraille pour pénétrer dans une forêt de pins.
Il me semble qu'une pente pareille (ça vaut le Granon) ne peut continuer et j'appuie un peu plus fort pour arriver plus rapidement en haut. Mais le revêtement se détériore et la pente dans les lacets s'accentue. Mon souffle devient rauque et bruyant alors que mes jambes flanchent et la route continue à dérouler son tapis pentu. Encore un peu et j'atteins mon premier 3000 en vélo ! Enfin une maison forestière me donne un but et un motif de pause au milieu de ce gros effort. Jean-Louis arrive dans les 3 minutes et nous finissons les 1500m de côte ensemble en souplesse.

En fait le col, le passage de la Luzette (non mentionné sur Michelin) est un accès au plateau que constitue la montagne de l'Espérou. Nous sommes sur le toit du monde cévenol, là où l'homme n'ose plus habiter où les voitures sont rares et les cyclos inexistants. Je pense à ma femme seule dans l'enfer de la Luzette. Si j'avais su, j'aurais pas venu... ou, plutôt, j'aurais revu mon circuit à la baisse ! Mais le programme est encore chargé et nous continuons dans une vaste forêt de jeunes résineux, qui semble la seule ressource des montagnards appauvris. Nous croisons quelques familles en pique-nique mais qui ne l'ont pas mérité (ils sont couchés à l'ombre de leur voiture). Ces spectacles alléchants ajoutés à un effort réel (deux fois 600 m de dénivelée en 6 kilomètres à 10%) agissent sur notre équilibre physiologique et au milieu d'une ligne droite et horizontale, c'est-à-dire un lieu où tout "cyclocoliste" prend des boutons d'allergie s'il y reste plus qu'il ne faut, nous stoppons les machines, nous nous laissons glisser sur une herbe rare et grignotons quelques gâteaux alors que l'eau nous manque. La situation est délicate : une certaine fatigue, plus d'eau, ma femme dans la souffrance, encore 20km vallonnés alors que l'Espérou est à 4 km par la route directe, la femme de Jean-Louis qui attend avec impatience car elle aimerait bien retrouver ses enfants, tout ceci me laisse sans énergie.

Dans quelle folie collective nous mènera donc ce club de 100 cols : destruction des organismes, destruction des couples, destruction des familles, destruction des vélos soumis à des efforts surhumains (cassure d'une manivelle de pédalier dans Laffrey en 1981), destruction d'une vie douce, simple au profit d'une vie dangereuse et épuisante ! L'année prochaine, je fais la Baule et ses transats ! Les progrès de la technologie et de la recherche du moindre effort, j'y ai aussi droit ! Les maladies cardiovasculaires dues à une vie trop sédentaire, les cancers dus à une alimentation déséquilibrée, les stress d'une vie sans but et sans saveur, les spasmophilies de l'homme déréglé d'être trop bien réglé, ma dose quotidienne de cholestérol et de goutte, je veux me rouler dans ce monde insipide et inintéressant qui pourtant préserve les centaines de milliers d'emplois du milieu médical et de la Sécurité Sociale ! J'en suis là(s) de ces sinistres pensées auto-destructrices lorsque apparaît au bout de la ligne droite dans un nuage de poussière "rayonactif" (la roue tourne...) un homme sur sa monture rouge.

C'est le premier vélo que nous voyons sur l'Aigoual et mon attention se fixe sur ce courageux qui est venu se perdre dans la même galère que nous. Pendant deux minutes, sa silhouette se précise à mesure qu'il approche et mon regard sans énergie, ni passion, reste accroché à ce symbole de la vie Mais arrivé à notre hauteur, au lieu du simple salut rituel, il s arrête descend du vélo et vient à nous. Quel est donc cet homme courtois et non avare de son temps de loisirs ? Je cherche dans ma mémoire embrumée sans trouver le personnage équivalent. Et soudain, c'est le déclic : j'ai en face de moi, le soleil lui faisant une auréole, totalement justifiée, Claude Morin, mon ancien maître, celui à cause de qui je suis là ! (voir le début du texte). Il n'a pas changé : un bon vélo mais assez lourd, des baskets, une sacoche chargée, un short de plage, tout du touriste dilettante mais dans ses yeux cette détermination de vaincre l'inutile au prix d'une préparation physique et intellectuelle sans faille. Il semble toujours aussi jeune d'esprit (comme tous les membres ACTIFS du club) mais n'a pu emmener sa femme (pourtant membre du club) qui est restée au camping de Saint-Jean-du-Gard avec les deux enfants en bas âge. Nous échangeons nos impressions sur ces routes fantastiques puisque nous effectuons sensiblement le même circuit mais en sens contraire. Bien que nous nous soyons perdus de vue depuis 7 ans, nous sommes bien informés des faits et gestes cyclotouristiques de l'autre grâce à la remarquable revue du club des 100 cols, lien international irremplaçable.

Et voici, depuis 6 ans, nos évolutions respectives :
Année Cols MORIN Place Cols POUESSEL Place Ecarts cols
1979  236 188 205 239 +31
1980  262 205 256 214 +06
1981  338 191 347 182 -09
1982  342 191 391 158 -49
1983  444 167 467 146 -23
1984  497 184 512 171 -15
 

Avouez que les écarts sont faibles (3% en 1984) et que l'émulation reste vive entre nous. Et après un bref interrogatoire discret mais efficace, Claude Morin avoue sur la place publique (composée de deux auditeurs rendus à moitié sourds par l'altitude) son programme 1984 :
- Je vise cent nouveaux cols, me dit-il triomphant et toi?
- Moi aussi, cols nouveaux cent (n'oubliez pas que j'effectue son circuit à rebrousse-poil). Mais tu penses un peu plus ou un peu moins de cent cols ?
- C'est très précisément mon objectif, à moins que Chauvot invente de nouveaux cols !
- Bon, si je comprends bien, je n'ai pas intérêt à m'endormir sur mes lauriers car 15 cols d'avance, cela ne représente qu'une petite journée dans les Cévennes. Puis la discussion court sur les meilleurs itinéraires et les plus belles pentes de la région, dont la Luzette où ma femme est toujours en équilibre. Nous nous quittons émus, nous souhaitant une bonne route facile avec le moins de cols possibles, ce qui en fait toujours trop quand ils tombent dans la comptabilité du voisin. Et toi, cher lecteur, qui dévore goulûment ces lignes épiques et qui est pris à la gorge par ce suspens insoutenable, tu peux connaître le vainqueur de cette compétition pacifique : reporte-toi à la fin de la revue et cherche les classements de Claude Morin (sociétaire N° 222) et FrançoisPouessel ( Sociètaire N° 573). Quel que soit le résultat, sache qu'il sera remis en cause dès l'année prochaine ! Mais, en ce jour du 22 juillet 1984, à 13h, dans ce lieu sublime où le temps et les lois physiques ont cessé un instant d'imposer leur dure loi (les esprits flottaient dans ce nirvana immatériel inconnu des automobilistes et autres téléphiles), nos routes ont du se croiser à l'instant précis où nous possédions le même nombre de cols (Claude étant plus avancé dans sa saison).
Une fois de plus, le club des 100 Cols, considéré souvent comme un simple repère d'anciens collectionneurs de timbres en manque de classeurs, avait atteint son but : réunir des hommes fait d'énergie inépuisable et par la même occasion, élever le nombre total de tous les cols escaladés par tous les membres du club (environ 400 000).

Je repartis tout ragaillardi. Claude Morin retrouva ma femme à la Luzette et lui donna de nos nouvelles. Le gris devenait bleu. La douleur laissait place au plaisir de vivre son autonomie. Tant qu'il y aura des hommes... Tant qu'il y aura des cols... Tant qu'il y aura des vélos permettant à des hommes de vaincre des cols et eux-même par la même occasion, l'espoir en un monde meilleur fait d'efforts, de générosité et de don de soi éclairera ma route.

François POUESSEL

LONS-LE-SAULNIER (39)


Page 52 Sommaire de la revue N° 13 Page 56