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26 juillet 1984 - Chaberton - 1er 3000

Revue N° 13 Page 44

Chaberton - Chaberton ! Du Montgenèvre où je prends mon vélo tout terrain, la paroi m'impressionne par sa verticalité même si un ressaut trompeur me cache le sommet. L'itinéraire à vélo, c'est pas pour ce côté. Ton altitude seule me donne pour l'instant une idée de l'envergure de mon entreprise : 3136 m.
Une descente de 13 km sur le goudron en guise de hors d'oeuvre.
- "Bonjour Monsieur le Douanier".
Je suis en Italie. Clavières - Cesana Torinese et voilà Fenils à 1300 m d'altitude. Sur le bord de la route un panneau directionnel insignifiant et bien vieux : Chaberton - point panoramique. C'est là que, levant les yeux et pour la première fois je te vois dans ton intégralité, dans ta sauvage minéralité, toi le Chaberton. On t'a dans le passé, doté d'une batterie de canon dont les restes coiffent ton sommet de monstrueux créneaux. Pour la desservir, on a ouvert la route que je vais emprunter, une piste plutôt, une sente parfois, que depuis des années plus personne n'a entretenue. Le temps et l'érosion s'efforce de l'effacer de la montagne. Les hommes eux l'on déjà effacée de leurs cartes. Elle n'est pas bien longue, cette route, 15 km à peine ce qui signifie donc, pour une dénivelée de plus de 1800m, un pourcentage moyen de 12%, le tout dans la terre, la pierre, l'eau des torrents et même parfois la neige. Je n'ai donc pas de mal à comprendre la vieille paysanne qui me déclare :
- "Le Chaberton à vélo ? Non Monsieur, ce n'est pas possible; il n'y a qu'un mauvais chemin et il faut de bons poumons pour aller tout là haut".
Encourageant n'est-ce pas ?

La piste, carrossable pour l'instant, s'élève brutalement au milieu des mélèzes. La pente est vraiment rude et un grossier pavage rend la montée cahotante. Deux motos me doublent; une troisième ? Ah non ! J'espérais en ces lieux plus de calme. En débouchant du lacet suivant, je retrouve ce dernier motard à terre, la moto sur lui. Chute semble-t-il sans gravité. Je propose par gestes mon aide car il est allemand mais celle-ci est énergiquement refusée.
- "ce n'est pas grave - au revoir Monsieur".
En fait, je le reverrai très vite car, victime d'autres chutes, il préférera abandonner laissant en souvenir à la montagne des débris de clignotants et de feux arrières.
Je grimpe déjà depuis 3 à 4 km. Les arbres s'espacent et je m'évertue à chercher dans la montagne le passage qui me donnera accès au sommet. Un coup d'œil à la carte; cette combe là haut, sans doute. Je traverse à présent une cour de ferme, sale à souhait. Merci les petits garde-boue ! la fille de ferme est à l'image de la cour et elle a un sourire amusé en me répondant, qu'effectivement c'est bien la route du Chaberton. Pour sortir de la ferme je passe sous un grenier à fourrage en encorbellement et c'est à nouveau la piste sauvage mais moins caillouteuse à présent. Deux, trois lacets, bien raides, coupés de raccourcis à l'usage des piétons, l'entrée d'une petite combe et deux voitures garées. Elles n'ont pu aller plus loin car la route a disparu sur une centaine de mètres, victime d'éboulements. A l'œil, d'après ma carte et les sommets environnants, je dois avoir passé les 2000m d'altitude. Plus d'arbres, le roc règne en maître absolu.

Chose unique sur ce chemin : un carrefour. La route horizontale dessert d'anciennes redoutes fortifiées, celle qui monte va au Chaberton. Il y a là aussi la borne frontière car la France recommence ici, le sommet ayant été rattaché à notre pays en 1947 en même temps que Tende et la Vallée Etroite. Je passe sans arrêt car il n'y a pas de gabelous ! Un coup d'œil au compteur : j'ai parcouru 8 km, pratiquement sans descendre du vélo. Il n'en sera pas de même pour les 7 restants.
L'ancienne route militaire pénètre à présent dans le vallon du Col de Chaberton. Le soleil est ardent. La pente, conçue pour des mulets ou des engins chenillés, la rocaille qui a repris ses droits, ne me permettent pas de rouler, aussi je pousse.
- "Tu te défends Chaberton, mais je t'aurai !".

Je profite ainsi d'un panorama exceptionnel et j'admire en passant les fleurs de la rocaille, la nigritelle noire et l'aster violacé.
Quelques lacets très raides me conduisent à l'entrée d'un passage impressionnant. Sur 500m, la route est taillée dans la falaise (type Ecouges) et à de nombreux endroits, la chaussée a disparu, happée par le vide Des rails et des planches suppléent les parties éboulées et malgré la température, je tremble un peu en passant Le passage ne m'inspirant pas une confiance sans bornes je me hâte pour atteindre un replat herbeux sur lequel batifolent les ruisseaux nés de la fonte des névés. Une petite fleur bleue attire mon regard. Elle est belle et annonce la proximité de la neige : c'est la soldanelle alpine. Deux tentes sont plantées là, taches insolites sur la roche claire. Leurs propriétaires ont du partir à l'assaut de quelque sommet. A part les motards et les autochtones, je n'ai toujours vu personne.
Au delà de l'herbe commence le pierrier final sur 5 à 600m de dénivelée. La piste le gravit en de très courts lacets qui disparaissent parfois sous la neige des névés. Le moral est au beau fixe car dans l'air limpide, le col puis le sommet semblent être tout près. Je marche pourtant plus que je ne roule et il en sera ainsi jusqu'au col qu'un sursaut d'amour propre me fait néanmoins franchir sur le vélo. Un de plus dans l'escarcelle des 100 cols, un bien dur, le col de Chaberton 2674m.

La vue bien sûr s'élargit soudainement. A 100m devant, deux casemates tournées vers le col ont jadis protégé le passage tandis qu'un ancien bâtiment militaire occupe une terrasse voisine. L'arête est aérienne, élégante dans un vide presque palpable.
La pente à présent s'adoucit quelque peu. Je peux rouler pendant un kilomètre au milieu des randonneurs pédestres montés nombreux par le sentier de Clavière et qui rejoint mon itinéraire au col. Deux promeneuses dont une américaine me font un brin de causette mais le sentier devient si étroit et si encombré de gros cailloux qu'il me faut repartir, seul devant elles. D'ailleurs, voici le début des fortifications et je dois me méfier des barbelés, des câbles, des poutres métalliques qui parsèment le parcours.
- "Allez Rolland, un coup de reins".

Mais non, rien n'y fait, c'est à pieds que j'atteints la cime, fatigué certes mais radieux. Le tee-shirt des Cyclotouristes Grangeois ne sera peut-être jamais monté si haut.
L'accueil est formidable et j'en suis tout surpris. Il est vrai qu'on ne doit pas voir beaucoup de vélos par ici. Des Italiens volubiles m'entourent, détaillent mon engin, me prennent en photo. Des Allemands et des Hollandais en font de même mais plus discrètement. Les motards viennent s'enquérir de mon temps de montée: 3h. 30 arrêts compris. Pour leur part, ils ont mis 2 heures.
Le coup d'œil circulaire sera rapide : c'est qu'on gèle ici ! Je revois de haut les cimes et les cols franchis à vélo durant ces vacances qui s'achèvent : La Bercia (2248m) - la Crête Suse Sestrière et sa litanie de cols, le Granon et ses 5 voisins muletiers, Montgenèvre à mes pieds. Je reconnais aussi quelques sommets, objets de randonnées pédestres: l'Eychauda et les Rochilles. J'admire enfin les grands sommets des Ecrins, du Grand Galibier, du Mont Thabor et du Someiller. Plus au sud, voilà le Queyras avec le grand pic de Rochebrune et puis tout en bas la vallée de la Durance et les toits de Briancon. Je n'ai pas d'appareil photo mais je n'oublierai jamais cette vue. L'émotion me servira de pellicule et le souvenir restera à jamais au fonds de mon coeur et de ma mémoire : C'était mon premier 3000.

J'enfile mon K-Way et à moi la descente. Des randonneurs médusés voient sortir de la pente un vélo cahotant monté par un cyclo épanoui. Leurs bonjours sont amusés mais oh combien sympathiques. Je voudrai leur faire partager ma joie d'avoir réussi, mais la piste m'entraîne bien vite vers la vallée. Je me livre pendant 7 km à un exercice de style, à mi-chemin entre l'équilibre et le dérapage plus ou moins bien contrôlé. Mon tout terrain avale bien les pierres, reste stable dans le sable et supporte même de rouler sur la neige dure. Les freins à tambour apportent un bon confort et un sentiment de sécurité appréciable.

La falaise qui m'inquiétait à l'aller est bien vite passée, et revoilà déjà la borne frontière, toujours sans douaniers. Serez-vous surpris si je vous dis que je n'ai pas revu les jolies fleurs de la montée ?
Revoilà la combe et le grand éboulis que, prudent, je franchis à pieds. Qui vous décrirait mon voyage si je tombais dans la pente ? La piste à présent redevient praticable et c'est à bonne allure que je rejoins Fénils. La vieille paysanne n'est plus sur le bord du chemin et ça me prive de l'occasion d'être un peu cabotin. Et puis c'est te goudron et l'ascension du Col de Montgenèvre, 500m de dénivelée en 8 km. Je vais le gravir lentement, très lentement, les yeux couvant le Mont Chaberton, "Mon" Chaberton.
Il ne me reste aujourd'hui de ce beau jour d'été pas même une photo et pas même une fleur mais un souvenir ineffaçable et la carte IGN pour support à mes rêves.

Et le Mont Chaberton garde de mon passage l'ombre fugitive d'un cyclo heureux, quelques traces de roues sur la neige sale et trois gouttes de sueur en hommage, au sommet.

R. ROMERO

Cyclotouriste Grangeois


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