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Le Raid Cerbère - Hendaye

Revue N° 13 Page 46

710 km - 18 cols (du 26 au 29 août 1971)

J'avais lu près de vingt ans auparavant un article paru dans la revue "Le Cycliste" relatant la traversée des Pyrénées dénommée Raid Cerbère-Hendaye. Cette lecture, suggérée par un vieux cyclo, vélociste en semaine, je crois bien qu'elle fut le départ d'une vocation de randonneur, tant je rêvais d'un pareil voyage, fabuleux pour moi à l'époque de mes seize ans...
De fait, je m'entraînais sérieusement plusieurs semaines auparavant, effectuant chaque week-end un brevet de 200 km randonneur le samedi, avec ascensions de cols basques et la sortie du club le dimanche soit 125 km en août, avec les "fauves" de la section. A l'occasion d'un périple franco-espagnol, je devais d'ailleurs chuter douloureusement quinze jours avant la date du Raid et me peler l'épiderme de la cheville au cuir chevelu. Mais il en fallait plus pour annuler la réalisation de mon rêve d'adolescent et le 25 août, avec famille et bagages, je prenais la route de la Catalogne via le Roussillon. De ce voyage vers Cerbère, je garde le souvenir du château de Foix campé sur un éperon rocheux, des petits fortins surplombant la "Grande Bleue" au détour de la route sinuant en corniche entre la mer et des terres ocres, Collioure blottie au fond d'une crique défendue par une tour du château, avancée au-dessus des flots.

Le lendemain, après avoir fixé la plaque de cadre (n° 17-1971), je prends le départ à 8h30 à la suite d'une nuit agitée par le va-et-vient incessant des trains aux abords de la gare et par la chaleur émolliente qui sévit dans les contrées méditerranéennes. Il fait donc déjà chaud lorsque j'aborde les rampes du bord de mer qui mènent à Port-Vendres où je poste ma première carte et prends le petit déjeuner près du port ouvert sur l'immensité marine. C'est d'ici qu'en 1957 je pris le départ d'une randonnée en Afrique du Nord qui allait durer 27 mois...
Par Collioure et Argelès, on gagne la plaine du Roussillon qui s'étend au loin, quadrillée par les claies de roseaux au bord des champs irrigués par un système de canaux. Rien de bien saillant vers Elne, Thuir, petits bourgs où la vie s'écoule au ralenti sous les platanes. La route monte insensiblement vers Ille-sur-Têt (km 65) et rejoint la grande nationale de Perpignan. La chaleur augmente à Prades où je fais pointer une carte avant de gagner les premiers faux-plats, puis les premières rampes du col de la Perche. Le vent léger m'aide encore à Olette mais, brusquement, du haut de la vallée du Têt, s'élance un vent terrible, chaud et suffoquant, qui me cloue sur place des kilomètres durant. Je m'arrête au km 110 pour me restaurer et surtout boire, exténué et le doute dans l'âme : les autans turbulents vont réduire mon rêve en poudre...

Il n'en sera rien cependant car, n'en déplaise au Maître Vélocio, l'amour-propre m'incite à tirer sur le guidon et à gagner peu à peu Mont-Louis (km 120) après 20 km d'ascension éprouvante, au milieu d'une nature prise de folie sous le vent de la Cerdagne. Dans les fortifications édifiées par Vauban, je poste ma carte de Prades sur laquelle s'inscrit mon impression du moment : "Bon vent léger favorable" Ô dérision !
De Mont-Louis au col de la Perche (alt. 1 579 m) il n'y a qu'un pas mais je dois lutter encore contre le vent debout et ce jusqu'à Bourg-Madame où je vire à droite en direction du col du Puymorens. Les fils d'Eole, pris de remords, m'aident cette fois à gravir les pentes faciles qui mènent à la cote 1915 et je contemple au passage les ruines des Tours de Carol avant de m'engager dans le défilé de la Faou qui précède les larges lacets du sommet du Puymorens. Là je m'arrête pour me restaurer un peu puis, après une photo souvenir, je plonge vers Ax-les-Thermes, terme, en principe, de la première étape. Dans la descente, je remarque à gauche l'embranchement de la route du col d'Envalira, je traverse l'Hospitalet à vive allure et, par une voie large, quasi rectiligne qui côtoie l'Ariège naissante, j'atteins Ax à 18 h (km 196) et décide du coup de poursuivre ma descente de l'Ariège vers Tarascon-sur-Ariège, aidé en cela par une brise vespérale et un faux-plat très roulant.

A Tarascon, je descends avec ma famille dans un petit hôtel très accueillant où je récupère après la douche, un repas excellent et un profond sommeil.
Le lendemain, à 6 h je repars, quoique blessé à la selle, en direction du col de Port dont les premières rampes se dressent très vite sous mes roues. La cadence est ferme dans la fraîcheur du matin mais vers le milieu du col, de rudes pentes me font transpirer et m'obligent à employer le 42/26. Vers le haut, la route s'adoucit en traversant de grasses prairies, tandis que le soleil levant projette devant moi l'ombre dégingandée d'un cycliste en danseuse. A l'altitude 1249m, je bascule vers St-Girons par une vallée étroite et verdoyante que suit un bondissant cours d'eau. L'astre du jour est déjà haut lorsque je fais pointer une carte tout en déjeunant avec les miens; ma blessure à la selle s'avive et m'inquiète mais les jambes tournent bien sous le chaud soleil qui me poursuit de village en village vers les pentes du Portet d'Aspet. Passé le village qui porte le même nom, la pente déjà sévère un instant avant, devient raide comme une échelle de pompier et m'oblige à passer le 42/30 pour la première fois. Au sommet (alt. 1069m) je me restaure à nouveau sur l'aile de l'Escort, tout en contemplant de loin le somptueux massif de la Maladeta dominé par le Pic d'Aneto. Puis, l'imper enfilé pour pallier la sensation de froid qui se dégage de ces descentes encaissées et humides qui succèdent aux escalades en pleine sudation, je glisse vers la vallée qui s'ouvre sur le col de Buret et celui des Ares, après avoir laissé à gauche le désormais célèbre col de Menté. L'ascension du col des Ares s'effectue facilement, tandis que le soleil incendie collines et halliers. C'est là, dans l'herbe tendre que nous déjeunons en famille puis c'est la descente facile, qui se déroule en orbes réguliers vers le Pont de Chaum et la vallée de Luchon. Un doux zéphyr remonte comme d'habitude cette large chaussée qui conduit vers la cité thermale où je poste ma carte de Saint-Girons. Des badauds, me prenant pour Luis Ocana, m'encouragent de la voix. J'apprends ainsi que le champion espagnol a passé la semaine dans les cols en préparation du Championnat du Monde à Mendrisio en Italie.

Il n'est que 14h15 et je décide d'attaquer le Peyresourde et ses 15 longs kilomètres qui serpentent vers les alpages le long du torrent de Larboust. Commencée sous un soleil éclatant, l'ascension se poursuit à partir de Garin sous un soleil voilé qui favorise la pédalée vers les deux lacets qui terminent l'escalade. Au sommet, je me restaure une nouvelle fois respectant un des préceptes de Vélocio "manger avant d'avoir faim", je bascule de la vallée de Larboust vers celle de Luron et au cours de la descente facile vers Arreau-Cadéac, je découvre le massif de l'Arbizon qui culmine à 2830m.
Passé Arreau où flânent encore les derniers estivants, je vire à gauche vers les premières pentes du col d'Aspin. Je me sens encore fort mais la blessure à la selle me fait cruellement souffrir. Les nuages se sont amoncelés sur les pics et là-haut, au détour des circonvolutions de la route, apparaît le sommet, par instant noyé sous les nuées qui se déchirent... La cadence se ralentit avec les pourcentages plus marqués des deux derniers kilomètres mais j'arrive au faite de la grimpée assez fringant et couvert de fines gouttelettes de brouillard. Au loin l'Arbizon a disparu... Plus près de moi, dans l'alpage à 1489m d'altitude, me parviennent les "tintinnabulements" de sonnailles fantomatiques. Dans la descente, au milieu des sapins, je double une caravane tractée par une grosse voiture, dépasse la carrière de marbre de Payolle et longe le torrent de l'Adour avant d'atteindre Sainte-Marie de Campan et ses toitures d'ardoise bleue, qui abriteront ma nuit après 200 km d'un ruban en "scenic-railway". Le soir, après un bon repas en famille et avant de m'endormir, je rêve pour la première fois de la médaille d'or promise au randonneur qui descend au-dessous des 60h - arrêts compris.
Après une excellente nuit, un petit déjeuner réparateur, j'attaque à 6h30 le toit du raid, le seigneur des Pyrénées : le Tourmalet. Je me sens bien, quoique sérieusement blessé aux deux ischions, ce qui m'inquiète pour la suite. Les faux-plats jusqu'à Gripp se passent bien dans la lumière douce d'un matin d'été mais les rampes qui mènent à la Mongie, par delà le pare-avalanches sont pénibles et m'obligent à mettre la chaîne à gauche sur le 42/30. Après la station de ski, le soleil inonde soudain les monts et les vallées et fait étinceler l'Adour naissante où se cache la truite vagabonde. Les derniers lacets à 2000 m et plus me mettent à l'ouvrage et, dans ce cadre majestueux, ma femme prend un cliché de "son" cyclo qui achève le géant pyrénéen à 8h10, couvert de sueur malgré l'heure matinale. Collation encore, boisson toujours, jambières et imper par-dessus le maillot et cuissard, le cérémonial immuable prélude à une descente rapide mais contrôlée vers Barèges, sur une chaussée parsemée d'éclats de roche, encombrée par des chevaux qui font feu des quatre fers au cours d'une fuite éperdue devant le cyclo. Là-haut, le dôme de l'observatoire du Pic scintille comme diamant... A Barèges, je poste la carte de Sainte-Marie de Campan et poursuis ma descente dans les schuss qui succèdent aux virages de Barèges, vers Luz où j'apprends que la poste est fermée et que de ce fait, je ne pourrai pas envoyer, comme convenu de télégramme au responsable du Raid. Le vent est toujours favorable dans les gorges sombres de Luz et sur le 50/15 je débouche sur Argelès-Gazost, pimpante station de vacances, au carrefour des grands cols. Tout de suite, je suis dans la côte d'Arras, sous un soleil de feu et un ciel bleu Floride. Plus haut à Aucun, je m'asperge à l'abreuvoir et poursuis ma route vers Arrens, d'où s'échappe la route bucolique du col de Soulor, en huit kilomètres qui comptent pour le cyclo qui réapprend ainsi les vertus de la patience et de l'humilité : de temps en temps un petit coup en danseuse, de temps en temps le bidon de feu sur la bouche en pierre, les épaules roulent, les genoux descendent d'aplomb et la chaîne ronronne au fil des kilomètres qui s'étirent à n'en plus finir. Enfin, vers 11h, débouche au sommet à 1450 m le maillot bleu d'azur sur fond d'azur, parmi les bovidés qui chassent, flegmatiques, les taons, d'un coup de queue... Quel panorama! Devant moi le cirque du Litor ouvre son abîme, tandis que la cime du Grand Gabizos flirte avec les 2700 mètres au-dessus de la route en corniche qui succède à la courte dégringolade de Soulor. Le passage des tunnels, humides comme une muqueuse, m'amène vers de vastes prairies d'altitude et les bas-côtés de la route sont parsemés de bruyères roses et de genêts jaunes, alors que je découvre de loin l'hôtel du col d'Aubisque qui se découpe sur la crête à 1710m. Après avoir admiré, près de la stèle érigée à la mémoire d'André Bach, cyclo palois mort en déportation, le Pic de Ger d'une part, le cirque du Litor d'autre part, je plonge vers les Crêtes Blanches et Gourette, sur une route difficile. A Gourette, je tamponne la carte de route chez Arripe, l'ancien champion de ski. La descente se poursuit à grande vitesse vers Eaux-Bonnes, passé le pare-avalanches et l'imper claque au vent comme les voiles d'un galion qui virerait de bord. La cascade du Valentin rafraîchi l'air limpide un court instant puis le long des buissières, je glisse par delà Eaux-Bonnes, au pied des grands conifères plantés sous Napoléon III, vers Laruns où je poste la carte et d'où je poursuis mon effort le long du Gave d'Ossau, vers Izeste, Louvie, Arudy en position aérodynamique et sur le "grand moulin". Je bifurque soudain vers le Bois du Bager où l'on vire tant et tant...

Bien que blessé douloureusement à la selle, les pieds échauffés par la chaleur qui s'exhale du bitume, je roule fort jusqu'à Mauléon persuadé qu'il m'est possible de m'offrir la médaille d'or du Raid... Las ! Je réalise un peu tard qu'il reste 133 km et 5 heures pour ce faire et, d'ailleurs, une défaillance sournoise due à la fringale me cueille dans la plaine, en direction du col d'Osquich : j'ingurgite sans attendre salade de tomates, boissons sucrées, sandwiches, fruits, puis le corps satisfait, l'âme en paix je chemine dans la fournaise vers le petit Osquich d'où je découvre la vallée du Saison qui s'éloigne de moi, au rythme du coup de pédale en danseuse car il m'est de plus en plus pénible de m'asseoir sur la Brooks. A Larceveau, je rencontre une noce en pleine liesse, qui s'amuse en débraillé. Je me demande un instant, compte tenu de ma fraîcheur s'ils n'ont pas raison et si 720 km et 18 cols en 3 jours ne sont pas un cas de folie douce... D'ailleurs, après les raidillons de Lacare, je m'arrête pou soigner mon séant dont les plaies sont infectées et j'en viens à souhaiter les escalades qui me permettent la position en danseuse, tandis que sur le plat... Après Saint-Jean Pied de Port, je file le long de la Nive, dans la verdoyante vallée et, à la nuit tombante, j'arrive à Bidarray pour dîner, ce qui me redonne tonus et espoir d'en finir dès ce soir car après tout, tel l'aigle de pierre de Bidarray qui surplombe la Nive, je peux voler d'un coup d'aile vers l'océan distant de 55km seulement et atteindre le but du voyage cette nuit même.

C'est ainsi que je reprends la route de nuit, avec maillot à manches longues, jambières et lampes-torches fixées sur la machine : la trirème d'Amilcar reprend le large et, dans le faisceau des phares de l'Escort, j'escalade les bosses du Pays basque, dévale vers Espelette, après force coups de rein, dans la nuit froide et bleue constellée d'étoiles. A Espelette, où je pointe une carte dans un café, j'entrevois un court instant à la télévision, deux champions en maillot de soie, qui dispute la finale de vitesse des Championnats du Monde sur la piste de Varèse : brève rencontre du routier fourbu et anonyme avec deux pistards de renom, éclatants de santé...
La longue côte à la sortie d'Espelette m'éprouve encore un peu mais je récupère dans la descente vers Dancharria où je poste la 7ème carte avant que de m'enfoncer dans les ténèbres poursuivi par les phares de l'Escort. Encore de traîtres faux-plats, toujours des raidillons dans ce pays Basque que j'aime et qui m'offre enfin le col de Saint-Ignace comme ultime bastion que je force à bonne allure puis dévale prudemment vers Ascain où jadis Pierre Loti écrivit Ramuntcho. Voici Urrugne, puis voilà la Croix des Bouquets, bouquet que je cueille, après avoir vu par moments les croix d'un chemin plein d'embûches et, tandis que je jouis de l'instant présent, j'amorce la descente vers Béhobie et manque de peu de déraper dans un virage en réfection invisible de nuit...

"In cauda venenum" me dis-je, après avoir surmonté frayeur et aperçu des visages effarés qui derrière les vitres des voitures nombreuses sur la RN 10, cherchent à identifier ce cavalier de l'ombre qui dévale vers Béhobie puis Hendaye, la porte océane où vers minuit, je sens enfin la respiration marine de la vague qui bruit sur la plage, 64 heures après avoir quitté les rivages méditerranéens et la "mer qu'on voit danser le long des golfes clairs"...

Francis SAUZEREAU

Bayonne (64)


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