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Cigarettes, whisky et... Nivolet

Revue N° 13 Page 39

Des cigarettes, de l'alcool maison !
Remo, notre hôte italien, ne saura jamais à quel point nous avons fait entorse à nos habitudes frugales, ce soir-là, pour honorer son invitation. Tout à l'heure, la traversée de Turin a été longue, trop longue pour des cyclo-campeurs passionnés de nature, malgré la rencontre tellement inopinée d'un motard avec qui nous avions échangé quelques propos sur la piste de Suse à Sestrière deux semaines auparavant, et une halte-pastèque bienvenue dans les faubourgs nord.
Mais ici, peu après Rivarolo, au sein de cette famille accueillante, nous oublions la circulation puante de la grande cité.

La nuit est tombée. Regagnons notre tente plantée à la limite du champ de mais voisin... Ce matin, le soleil baigne à nouveau la plaine du Valle di Locana. Passerons-nous ? A une soixantaine de kilomètres vers l'ouest, le Col del Nivolet, 2612 mètres, suivi de pointillés énigmatiques, nous barre le chemin du Valle d'Aosta, d'où nous comptons remonter vers la France.

Quitte ou double ! Si on ne passe pas, cent cinquante kilomètres pour rien; le pari est sérieux.
Insouciants, nous remontons l'Orco, qui ne coule jamais bien loin de la route. Nous avons déjeuné les pieds dans le torrent et affronté la fournaise du milieu de la journée. A l'heure de la sieste, nous avons écarté nos cheveux ruisselants de l'eau de la fontaine, pour voir qui nous offrait le café du balcon d'un chalet. Là, dans l'ombre bienfaisante, on nous a questionné et félicité, sans lever l'hypothèque d'un éventuel échec au bout de notre ascension.

Quelques lacets, après la traversée de Noasca, nous annoncent loyalement les efforts qui nous attendent : 16... 18% et le vent contraire par rafales. Nous avons passé nos plus grandes couronnes et grignotons lentement les mètres. Sous un passage couvert particulièrement pentu, un jeune homme nous hèle, en français et nous propose sa bouteille d'eau minérale. La grimpée devient plus raisonnable; nous arrivons à Ceresole, dernier lieu habité avant le col. Un peu inquiets tout de même, nous interrogeons l'employée du syndicat d'initiative : non, il n'y a pas de route au nord, simplement un sentier, qui pique en lacets serrés, perdant 600 mètres d'altitude presque à la verticale. On peut passer... en portant les vélos ! Bigre ! Les sacoches vont peser lourd. En attendant, prenons un copieux goûter. Je lorgne en curieux deux superbes motos de trial rouges, garées à quelques pas mais les abandonne bien vite. L'effort physique me manquerait trop ! Les ombres s'allongent sur le lac. Nous repartons vers l'inconnu.
D'une voiture revenant du col sortent nos hôtes du chalet. Ils sont allés se renseigner: on ne peut pas descendre l'autre versant avec des vélos ! Tant pis. Saint Thomas, vous connaissez ?
Barrage, lacs, neige des bas-côtés, pics ensoleillés : cette montée ravit nos yeux amoureux.

Un couple compatissant de motards allemands nous lance au passage l'information désormais habituelle : on ne passe pas de l'autre côté, c'est sans issue. Ah oui ? Merci !
Une fourgonnette s'arrête. Nous reconnaissons notre jeune homme à l'eau minérale. C'est un Belge, presque voisin pour nous, en voyage de noces. Habitué des grandes distances à vélo, manifestement il nous envie. Sa jeune épouse écoute sans mot dire. Saura-t-il lui communiquer sa passion ?
Nous venons de franchir la limite du Parc National "del Gran Paradiso". Le spectacle qui nous entoure s'accorde parfaitement aux images qui peuvent naître d'une appellation aussi poétique.
A la fréquence et grandeur croissante des nids de poule qui ponctuent la route, nous pressentons la fin de l'enrobé et le franchissement du col. Nous abordons une sorte de petite vallée, un plateau en pente douce menant à l'à pic-redouté.
La nuit est proche. Voilà la fin de la route revêtue, marquée par une barrière. Des automobilistes, s'apprêtant à redescendre, s'intéressent à notre sort. Ils ne parlent qu'italien; aussi est-ce principalement par signes que nous les informons de notre volonté de gagner la vallée nord. Dépliant une carte détaillée, ils nous montrent un chemin qui y mène. L'un d'eux, avec un geste d'une inoubliable gentillesse, nous offre un morceau de pain et une boite de conserve que nous refusons poliment, ayant pris nos précautions à Ceresole. Nous ne nous attardons pas et, contournant la barrière, nous nous engageons sur la piste. Le camping est interdit sur le territoire du parc, mais nous estimons devoir être assimilés aux marcheurs en bivouac avec notre mini-tente et nous avons bien mérité quelques heures de repos.

L'obscurité est presque complète quand nous finissons par trouver un replat de quelques mètres carrés, à peine à l'écart du chemin. Au-delà, le vide ! Je pique soigneusement la tente; le vent est heureusement tombé. Plus haut, une lumière brille sur un glacier. Elle veillera sur notre sommeil...
A l'aube, nous plions bagages sans traîner. II vaut quand même mieux ne pas trop narguer les gardes ! Je scrute la vallée. Pas d'itinéraire évident à suivre d'ici; la piste s'arrête à une centaine de mètres plus loin. Nous aurions dû mieux regarder la carte de nos amis d'hier soir.

Une reconnaissance s'impose. Je laisse ma compagne à son importante tâche de rédaction du journal de voyage et pars à pied, près d'une heure, à la recherche d'un cheminement possible. Ma progression est de plus en plus difficile sur ce flanc de montagne. Un grand chamois bondit et s'enfuit vivement devant moi. Ce n'est sans doute pas par-là qu'on pourra s'en sortir. Je reviens sur mes pas et l'évidence me saisit: nous avons suivi bien trop loin cette route. Il fallait prendre, dès le col, ce chemin qu'on discerne à peine dans le fond de la vallée !

Nous devrions logiquement faire demi-tour et regagner le col lui-même mais l'esprit malin nous souffle de piquer directement à pleine pente, à travers roches et torrents. Les chaussures cyclistes, ce n'est pas le pied sur les dalles glissantes ! Mètres par mètres, bloc par bloc, nous traînons les bicyclettes et les bagages. Un puis deux torrents évités. Celui-là, on n'y coupe pas : nous nous déchaussons et passons une de nos montures à bout de bras, au-dessus du liquide bouillonnant. En fait, l'eau est si froide que je dois faire miroiter la perspective du pique-nique tout proche pour obtenir de mon équipière qu'elle s'y trempe à nouveau les orteils pour le passage du deuxième bicycle ! Deux heures pour perdre une centaine de mètres; pas rentable du tout mais faisable; la preuve : nous voilà à la Croce Roley qui devrait marquer le début de nos difficultés... La pratique intensive de ce début de journée nous a cuirassés; pourtant la pente, l'étroitesse de la sente et les épingles rendent malaisé le poussage des vélos chargés. Certains passages accrochés à la paroi rocheuse par des murs de soutènement font frémir ma compagne qui bloque désespérément les freins de son encombrante bécane. Nous croisons des randonneurs qui, étonnés ou admiratifs, nous cèdent aimablement la place.
Le village de Pont est enfin rallié. Pari gagné !
Dès que Remo aura reçu notre lettre, il pourra renseigner les prochains cyclo-campeurs : on passe le Nivolet... Même après avoir fumé ses cigarettes et son alcool !

Bernard MORIAME

Lille (59)


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