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Mon centième

Revue N° 13 Page 40

Depuis quelques temps je le voyais se profiler à l'horizon. Je n'en avais jamais été aussi près. 80, 85, 90 ça approchait. 92, 94 ça se précisait. 95, 96 un petit effort et on y serait. 97, 98 vas-y Bébert, tu les tiens tes cent cols Bientôt le centième. Il ne fallait pas que ce soit le premier col venu, la première petite bosse affublée du nom prétentieux de col, il me fallait un centième glorieux, à la hauteur si j'ose dire. Mon palmarès comptait déjà Galibier, Izoard Iseran et autres Ventoux, Vars, Cayolle et croix de Fer. Mon choix se porta sur un doublet final prestigieux consistant à relier Albertville à Bourg d'Oisans par la Madeleine et le Glandon. Ce serait donc lui, le Glandon, mon centième J'entraînais dans l'aventure mes amis Jean et Pierre et un matin du mois d'août nous quittâmes Albertville bien décidés à en découdre avec ces deux géants qui avaient l'audace de flirter avec les 2000 m d'altitude sans toutefois les dépasser. Le ciel de cette fin d'août était bien chargé de menaces pluvieuses mais le moral était lui au beau fixe.

La grimpée de la Madeleine se passa sans encombre : très beau col très long avec des passages sévères, paysages magnifiques avec un temps clément. Il n'en fallait pas plus pour remplir de joie les cyclomontagnards que nous étions Et nous voici, plongeant dans la vallée de la Maurienne non sans avoir avalé auparavant un substantiel casse-croûte Faut bien prendre des forces, car l'obstacle suivant est de taille.
Et puis c'est reparti. St-Etienne-de-Cuines : nous attaquons les premières rampes du col. Là, le temps commence à se faire plus menaçant et le sommet des montagnes est complètement caché par de gros nuages. Qu'importe, allons voir cela de plus près. Nous rajoutons quelques dents de pignon et en souplesse atteignons le petit village de St-Colomban. Là ça se corse vraiment. Nous croisons un cyclo qui redescend : "n'y allez pas" dit-il "j'ai fait demi-tour, il tombe des cordes plus haut" et comme pour accréditer ses dires, la pluie, fine jusqu'ici, se met à tomber beaucoup plus drue Nous nous abritons sous le balcon d'un de ces vieux chalets de montagne typique et attendons un peu que l'averse passe. Une brave dame se lamente sur notre sort : "ça monte terriblement plus haut, une pente à 25%". Sa notion du pourcentage est sans doute très personnelle, mais ça nous impressionne un peu, d'autant plus que la pluie continue à tomber dru. Il y a un certain flottement et le moral des troupes commence à baisser dangereusement. C'est Pierre qui stoppe sa chute vertigineuse : "allez ! on ne va pas priver Robert de son centième col pour quelques gouttes d'eau. En selle, bande de fainéants". Comment faire autrement qu'obtempérer ?
Nous repartons donc. Dès la sortie du village ça se corse vraiment, la pente commence à devenir plus que sérieuse et ça ne s'arrange pas au fil des kilomètres. Fidèle accompagnatrice, la pluie ne nous abandonne pas mais consent à tomber un peu moins fort. Merci madame la pluie. Les conversations se sont tues et chacun monte à son rythme et dose l'effort qui se lit sur les visages. Et cette montée qui semble n'en plus finir. La pente ne démord pas et sans atteindre les 25% annoncés elle frise probablement les 12 ou 13% avec un bon 16% dans certains virages. Sur le bord de la route seules quelques vaches étonnées nous regardent passer avec, semble-t-il, au fond de l'oeil une lueur à la fois amusée et compatissante. Mais lire le regard d'une vache dans ces moments là n'est pas chose aisée vous en conviendrez. Enfin le bout du calvaire (que nous aurons bien cherché) approche et le dernier kilomètre semble encore plus terrible que les autres. C'est dans ces moments là qu'on jure bien qu'on ne nous y prendra plus et qu'il faut être plus que maso pour faire des choses pareilles, tout en sachant pertinemment que l'on recommencera vite. Enfin voici le sommet. Une sorte de joie immense m'étreint le coeur et la gorge et je pousse un "cent" retenti ...cent dont l'écho se répercute à travers les montagnes (là, j'en rajoute un peu, faut pas m'en vouloir).
Les rares touristes qui sont montés jusque là malgré le temps pourri me regardent bizarrement et je lis facilement leurs pensées : "il est pas bien ce type là, faut en tenir une sacrée couche pour faire du vélo dans ces coins là par un temps pareil".

Pierre et Jean arrivent cinq minutes après et leur visage est marqué de ce rictus de fatigue et de joie typique des cyclomontagnards fatigués mais heureux
Pierre est ravi, il vient de franchir ses deux premiers grands cols. Jean fait à sa manière une description de la pente des derniers kilomètres : "pour faire la route, ils ont du monter le goudron jusqu'au col et le laisser couler tout seul le long de la pente". Le moral est intact.

Toujours sous la pluie j'ouvre la bouteille de champagne que j'avais glissé dans ma sacoche en prévision de cet heureux événement et sous l'oeil de plus en plus étonné des quelques touristes présents nous savourons dans la joie et l'amitié "mon centième".

R. JONAC

Rillieux la Pape (69)


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