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Mon 100ème col à plus de 2000 mètres ou enfer de boue, enfer de neige

Revue N° 13 Page 12

Dogubayazit, au pied du mont Ararat (5165 m), est pour moi le point extrême de l'est turc. Au-delà, c'est l'Iran, impossible aux français.

Ce matin du 17 octobre, je monte visiter le magnifique palais Ishakpasa Sarayi qui surplombe la plaine du pied de l'Ararat. La vue est surprenante, le ciel est chargé, gris, noir. Il a neigé vers 3000 mètres sur le mont Ararat.
Je quitte Dogubayazit pour descendre au sud, sur Van, par une route indiquée sur ma carte comme "route de terre" sans aucune indication de col ni d'altitude.

Après 15 kilomètres, j'arrive sur un poste militaire où l'on m'interdit de passer sous prétexte qu'il y a de la neige. Je discute fermement et finis par avoir l'autorisation. Cette route passe à quelques centaines de mètres de l'Iran, d'après la carte. Maintenant il pleut et je traverse un village où les maisons sont construites de terre non cuite et à ras du sol. J'y repousse l'attaque de plusieurs énormes chiens que l'on rencontre très fréquemment dans l'Est turc.

Le chemin monte très fort et, avec mes 50 kilos de bagages, je suis obligé de pousser de temps à autre. Bientôt, avec la pluie, le chemin se transforme en bourbier d'argile très collant. J'arrive tant bien que mal, en poussant le vélo avec les roues presque bloquées, à un village à 2500 mètres d'altitude.
Le temps de prendre de l'eau à une fontaine et, pour la première fois depuis plus de trois mois, je me fais voler du matériel. La trousse Mafac dans une petite poche du sac de guidon a disparu. Des gamins se défilent pieds nus dans le village. J'en attrape un, lui serre très fort le bras et me fâche. Prenant peur, il m'emmène dans la maison de la petite voleuse. J'y entre et découvre toute la famille. La gamine me rend mon rouleau de PQ que je n'avais pas vu disparaître.

Je me demande ce qu'ils auraient bien pu en faire : ici, la main gauche et de l'eau font l'affaire. Point de trousse Mafac. Je prononce le mot "Gendarma" car il y a un poste dans le village. Le père s'affole et parait bien désolé. Je sors de la maison et dehors c'est l'émeute générale. J'aperçois une femme voilée qui dissimule la trousse dans sa main mais elle ne veut pas me la rendre. Je la lui arrache des mains sans ménagement. Revenu au vélo gardé par un sympathique habitant, je vérifie si rien d'autre n'a disparu.
Je repars en repoussant plusieurs chien, cette fois sans bâton car un gamin me l'a chapardé. Un Turc me déconseille de continuer et, ne l'écoutant pas, il m'aide à pousser le vélo puis à démonter les garde-boue. Ensuite, avec un autre, ils poussent avec moi pendant encore 2 ou 3 kilomètres.

Là, la pente est moins raide et il y a moins de boue. Je leur offre plusieurs cigarettes et l'un d'eux évoque Allah et le ciel pour me protéger. Je les remercie vivement et continue mon dur labeur.
Après la rencontre de deux bidasses gardant la frontière, j'arrive enfin au col, à 2750 mètres d'altitude, d'après l'altimètre. La neige tient depuis l'altitude 2600 environ. Au col, je suis invité dans la baraque des bidasses, à manger et à mettre un pantalon. Il est 16 heures, il y a 35 kilomètres pour retrouver l'asphalte et le soleil se couche à 17h30. Impossible, dans ces conditions. Mon seul objectif est de descendre le plus bas possible pour éviter la neige cette nuit car il en tombe sur le col actuellement.
Après maintes glissades et déblocages de la boue qui s'accumule sur les sacoches et sur le dérailleur avant jusqu'à le faire disparaître (la chaîne passe alors dans la mélasse puis sur les plateaux et la roue libre mais ça tourne toujours : merveilleuse mécanique !), j'arrive enfin dans un village à 2300 mètres d'altitude. Je me réfugie dans le poste militaire où l'on m'offre à manger et le traditionnel çay (thé) et à faire sécher mon pantalon et mes chaussures.
Ils vont chercher un habitant du village pour que j'y passe la nuit. Il m'emmène dans sa maison aux murs de terre très épais. Au sol, c'est une profusion de tapis où l'on marche en chaussettes. Nous mangeons assis par terre, les aliments sur un grand plateau de cuivre. Dehors, c'est la tourmente, il neige et je me fais du souci pour demain.

Au réveil, la ligne de neige est heureusement à environ 50 mètres au-dessus du village, sur les pentes. Les rues ne sont qu'un bourbier malaxé par le passage des troupeaux de moutons. Je récupère vélo, chaussures et pantalon sec au poste militaire et pars dans la tourmente de neige fondue.
J'ai le luxe de me tromper de chemin après 3 ou 4 kilomètres. Après 25 km pratiquement plats mais dans un infâme bourbier, fourbu, trempé, recouvert de boue de la tête aux pieds par l'absence de garde-boue, j'arrive enfin à la route asphaltée et au village nommé Caldiran.

J'y fais une longue halte pour nettoyer à grande eau les sacoches, le vélo et le bonhomme. C'est l'attroupement général et j'emploie un gamin pour remplir mes bidons que je vide pour nettoyer le vélo. Il repartira heureux de son pourboire. Je remonte les garde-boue et le vélo est à nouveau pimpant, bien plus propre qu'avant le col. Le sable, l'eau et la boue ont lavé chaîne, dérailleurs, roue libre et plateaux du cambouis accumulé depuis le départ de France.
Après cette tâche, je me réchauffe devant le four du boulanger qui refait cuire mes deux pains un peu mouillés. Tout est mouillé d'ailleurs et la boue est entrée un peu dans les sacoches. Vers 13 heures, je repars dans le vent, sans pluie ni neige, sur une route correctement revêtue où le vélo avance sans problème, mais pas pour longtemps, car au bord du lac de Van, à 1750 mètres d'altitude, il neige.
La route se trouve recouverte et je trouve refuge dans une pisciculture. Je suis très bien accueilli par les six hommes qui travaillent et habitent ici.

Le matin, il y a 20 ou 30 centimètres de neige et le sol est gelé. Je pars sur la route enneigée et, après 10 kilomètres, j'arrête un camion qui me prend sans difficulté. Sur le plateau, avant Van, des voitures sont bloquées par les congères. Plusieurs fois, le camion patine mais passe toujours. Arrivé à Van, je passe à la poste mais pas de courrier. Puis je me restaure dans une pâtisserie où l'on sert lait chaud et thé à volonté.
Direction le car-ferry pour Tatvan situé à l'opposé du lac. Le car-ferry arrive vers 17 heures mais, trop chargé d'un côté, il ne peut être déchargé de ses wagons, car cela fait une marche de 40 cm. Vers 20 heures, en faisant descendre les camions sur des madriers de bois, il peut enfin décharger ses wagons. Départ à 21 heures et arrivée à Tatvan à 1 heure, je finis la nuit au chaud à l'intérieur car dehors il gèle.
A 6 heures, le soleil se lève. Le paysage est très joli, avec les montagnes toutes blanches derrière le port. Je pars vers 7h30, il fait beau avec du soleil mais froid et la route est sèche: le mauvais temps est fini.

Mon premier col de plus de 2000 m c'est le Parpaillon, à 2645 mètres d'altitude. Le 100ème : ce col sans nom. J'ai parfois eu des conditions difficiles pour grimper les 98 intermédiaires, mais celui-là dépasse largement en difficultés tous les autres.

François COPONET

St-Etienne-du-Rouvray (76)


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