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Cheveux sur la soupe

Revue N° 13 Page 14

Les cols! les Cols! il n'y a pas que cela dans la vie! II y a aussi les forclaz, les ports, les hourquettes, les lépoas et autres boccas corses...
Mais trêve de plaisanterie, passons plutôt à une bonne blague : un article où il ne soit pas question de col, manière de varier un peu le festin et de détourner la conversation pour ne pas vous dire où j'ai encore passé tout plein de cols l'année dernière. Reprenons donc le tableau noir du N° 12 pour un nouveau pensum historique sur les routes de jadis. Sans intérêt ? Peut-être, mais cela vous évitera d'ingurgiter un récit muletier à faire passer l'Odyssée pour une bien pâle aventure.

Il était donc une fois des chemins de montagne, bons gros sentiers à vaches et à mulets que tous les amateurs de muletades empruntent encore avec délice, marchant pour une fois à côté de leur vélo plutôt que dessous. Quelques routes bien hardies se faufilaient dans les fonds de vallées les plus gâtés, les autres devant se contenter de chemins piétonniers à peu près solides tant que la nature voulait bien les laisser tranquilles, mais vite impraticables face aux intempéries vaguement cataclysmiques. L'ère Napoléonienne amena dans ses bagages sanglants quelques routes larges et bien tracées, jetées au travers des Alpes en divers endroits devenus depuis légendaires chez les cyclistes, mais ailleurs le réseau restait le plus souvent sagement rangé dans les cartons des agents voyer, attendant sous d'épaisses couches de poussière la venue du Père Noël, appellation administrative des crédits... En suivant ce régime avaricieux, les grandes voies n'étaient pas toujours exemptes de défauts, et sur les routes secondaires, cela pouvait être facilement le musée des horreurs, rendant plutôt chichiteuses nos rouspétances contre les nids de poules d'aujourd'hui. Souvent mal bâties les chaussées d'alors résistaient mal aux rigueurs du trafic par mauvais temps, et les lourds chariots aux roues étroites cerclées de fer tranchaient dans le vif des chaussées détrempées par la pluie ou la fonte des neiges, jusqu'à faire d'assez belles ornières où les piétons pataugeaient s'ils avaient le malheur d'y mettre les pieds. Jusqu'à la fin du siècle dernier, les récits sont pleins de ces visions dantesques de chariots englués sur des routes sensées donner célérité et ponctualité au trafic. En 1895 sur la route de Tignes, les voitures moyennement chargées mettaient plus de deux heures pour parcourir une longueur de trois km, les roues plantées dans des ornières d'un demi mètre, aux dires de l'agent voyer, plutôt navré du désastre causé par le manque de crédits : pour pouvoir ouvrir toute la longueur dans la gorge de l'Isère, la voie n'avait pas été empierrée, et le cloaque durait depuis bientôt quinze ans... Le gain de temps sur le bon vieux mulet n'était donc pas bien grand, et les esprits chagrins se disaient que pour aller à cette allure là, c'était vraiment pas la peine d'avoir payé tant d'impôts! Mais toutes les routes n'étaient pas comme cela, et le macadam vint recouvrir la couche de boue, si bien qu'en 1904 le courrier pour Tignes pouvait se faire à une allure nettement améliorée : les 26 km depuis Bourg-St-Maurice étaient avalés en 5h. 1/4 pour monter et seulement 3h.3/4 à la descente. Pas vraiment supersonique, mais déjà plus véloce (et des vélos devaient d'ailleurs monter à Val d'Isère, puisqu'un hôtelier du village se plaint alors que l'empierrement de la chaussée est si grossier que les vélos ne peuvent plus rouler. Les voitures non plus d'ailleurs...

Le réseau routier Alpin date pour une grande part de la seconde moitié du XIXe siècles mais il fallut quelques décennies et des montagnes de procès verbaux pour faire entrer les chaussées dans les moeurs. De toute éternité, les gens allaient par de petits chemins, cahoteux et champêtres à souhait, bordés d'arbres penchés sur les pavés disjoints, et voilà qu'un beau jour les gens de la ville se mirent à dérouler partout des routes calibrées et toutes semblables, bousculant au passage le paysage de toujours. Pas mécontents d'aller enfin en voiture, les montagnards râlèrent quand même, les routes amenant toutes sortes d'inconvénients pour eux. D'abord, ça coûtait cher, les géomètres voyant trop large et pas assez raide. Ensuite ça mangeait du bon terrain, car pour faire moins cher on passait de préférence dans les plats, ces rares plats que les anciens chemins évitaient assez soigneusement pour ne pas rogner un pouce de cultures. Et puis cela bousculait tout un système de petits canaux d'irrigations, car on irriguait au pays des torrents bondissants. L'eau était capturée très haut, puis menée par des rigoles jusque loin dans les prés, mouillant l'herbe au passage. Si l'on ouvrait de petites vannes. Imperturbables canaux déroulés tantôt dans les prairies, tantôt dans les falaises les plus escarpées, tel celui de Pellafol, perché haut dans les gorges de la Souloise, dans la descente du col de Festre. Ces caniveaux traversant depuis toujours les chemins pour aller inonder un peu plus loin, les montagnards creusèrent donc des rigoles au travers des chaussées toutes neuves, simplement pour continuer l'indispensable arrosage... Une manière de voir les choses peut-être honorable, mais absolument pas partagée par les cantonniers fraîchement nommés et les agents voyers chargés de l'avancement de la civilisation routière! Et puisque les paysans se souciaient aussi peu de la direction que prenaient les eaux au sortir de leurs propriétés que du bon état des routes, on dressa donc quantité de procès verbaux, avant de bâtir une égale quantité de petits aqueducs pour que ces rigoles puissent poursuivre leur oeuvre au travers des routes nouvellement venues. Cette bonne habitude de faire des trous dans les routes neuves ne s'est d'ailleurs pas perdue, puisque de nos jours les Ponts et Chaussées se font encore une joie de défoncer les chaussées fraîchement goudronnées pour y passer des conduites d'eau. Ou n'importe quoi d'autre, pourvu que l'on rebouche mal la tranchée !
Les petites rigoles mouillaient les routes, et d'autres choses aussi : les canaux des moulins fuyaient, ou les fontaines répandaient des flots de glace bien lisse, comme à Bourg-St-Maurice en décembre 1851. Les rivières emportaient régulièrement digues et ponts, routine catastrophique auquel les indigènes n'avaient de cesse de participer. Les déboisements intempestifs favorisaient les crues et glissements de terrains et dans les fonds de vallée on bâtissait parfois des digues pour envoyer l'eau chez le voisin plutôt que pour se protéger.. Et puisque ces routes toutes veuves et trop larges mangeaient tant de bonne place pour pas grand chose, autant s'en servir comme débarras. A Moutiers en 1822 les tas de fumier étaient si nombreux et rapprochés que les voitures étaient obligées de passer dedans. Ça sentait la campagne et dégoûtait à tout jamais les voyageurs aux narines sensibles, bien décidés à aller faire du tourisme ailleurs. Les agents de la voiries rouspétaient aussi. Un quart de siècle plus tard, les cantonniers du cru en étaient toujours à chasser les dépôts sauvages de fumiers, tâche exaltante s'il en fut, et pas de tout repos, car parfois un grincheux répondait «d'une manière ni honnête ni satisfaisante» aux injonctions du préposé. Celui-là s'en mordit les doigts car l'administration offusquée lui fit couper quatre noyers, plantés trop près du fossé de la route. Règlement, règlement...

Le fumier sentait et encombrait, mais d'autres choses gênaient sans odeurs des tas de bois, de branches, de terre, de gravats, de pierres à peine sorties des carrières. Trop larges au gré des contribuables, les routes faisaient cependant d'excellents greniers, les plus malins clôturant même un bout de la route pour faire «plus intime». Les cantonniers s'en arrachaient les cheveux, du moins ceux qui montraient un minimum de zèle dans l'exercice de leurs fonctions. Une petite moitié des effectifs, selon les rapports Tarins de 1840, car leur réputation de braves gens aussi peu futés que courageux vient de loin, la seule différence étant qu'à l'époque les plus mauvais se faisaient proprement congédier quand le poil dans la main était trop gros, ou qu'ils refusaient une mutation qui les éloignerait du lopin de terre qu'ils cultivaient en plus de leur travail routier, petit à côté interdit par le règlement, mais rendu presque indispensable par la modicité du salaire.

Leur tâche exaltante de gardiens du macadam tarin était périodiquement soutenue par l'intendance de la province, puis la préfecture, qui inondaient leurs administrés d'affiches à placarder «à l'issue des offices divins et au plus grand concours du peuple pendant deux dimanches consécutifs», étalant en long et en large toutes les misères qu'il ne fallait pas faire aux routes, depuis les entrepôts et empiétements de tous acabits jusqu'au pacage de bétail sur la chaussée (corses et basques n'ont toujours pas compris!), en passant par les exploitations forestières, interdites hors des époques de l'année où les routes sont couvertes de neige et de glaces, sauf à disposer d'un chariot capable de supporter les grumes, car une hantises des cantonniers était de voir traîner des troncs sur leurs chaussées. Ça laisse des traces désagréables (voyer les pistes forestières après le passage des bûcherons !) que l'hiver amenuise. Gelé à coeur, le sol est beaucoup plus résistant aux chocs, et le passage d'un tronc traîné par un mulet n'est plus synonyme de route à refaire. C'était aussi la saison des traîneaux et des adjudications des «gros» travaux sur les petits chemins, de manière à apporter sur le chantier tout gros matériel avec moins de dégâts qu'en été, et aussi avec moins de peine, car dans les chemins un peu scabreux il est plus facile de faire glisser les charges que de les porter. Malgré tout il se trouvait toujours des gens pressés pour faire du bois à la bonne saison et labourer dans la foulée tous les chemins de la contrée.

L'utilité de routes bien tracées, larges, aux faibles pentes et réservées à la circulation n'apparaissait pas nettement dans l'esprit des alpins du siècle dernier, un peu bousculés par la nouveauté de ces voies. Ils allaient à pieds ou à mulet depuis toujours, louvoyants sur les chemins d'un pays qui réclamait souvent plus d'ouvrages d'art que n'en pouvait bâtir les finances locales, et pour ne pas jeter l'argent par les fenêtres, ils refusaient souvent d'améliorer un chemin sous prétexte qu'il était plutôt moins mauvais chez eux que chez le voisin. Surenchère dans la ruine et le délabrement.- Et avec cet esprit, il aurait pu se passer quelques siècles avant d'atteindre par la route les village savoyards les plus reculés
L'annexion par la France allait amener les moyens financiers qui manquaient, avec la volonté politique de prouver à ces français tout neufs qu'ils avaient fait le bon choix.

François RIEU

Alberville


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