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Rêve et réalité

Revue N° 12 Page 46

"Rien ne va plus aujourd'hui! Je m'ennuie intensément. Il pleut dehors. Quelle tristesse! Mon esprit vole vers des horizons bleu roi, des pays où il fait chaud jour et nuit. Mais seul mon esprit peut voyager. Nous sommes en mars. Ce n'est pas encore le temps des vacances ici. De toute façon, qui voudrait en prendre par un froid tel que celui-ci. Seuls les pigeons semblent y trouver leur bonheur. Ah voyager! Tel Christophe Colomb découvrant l'Amérique, j'aimerai partir à la découverte de cols nouveaux sous un soleil de plomb, rencontrer des gens au langage coloré que je ne pourrai comprendre. Oui, découvrir est le mot magique. Partir à l'aventure, tout laisser tomber ici pour aller ailleurs. Découvrir ce qu'est l'aventure et la vivre, intensément. Dire adieu à ce monde grisonnant, aux gens monotones, esclaves, sans même qu'ils s'en rendent compte. Ce sera dur, mais je suis sûr que cela en vaudra la peine. Stanley a trouvé J'aventure en partant à la recherche de Livingstone ; moi, je la trouverai en partant à la recherche des grands cols aux altitudes vertigineuses. Ma peau craquera sous les assauts répétés du soleil. Oui, demain ! Je dirai adieu à ce monde décevant qui désormais ne pourra plus m'apporter que désillusions et mort lente.

Ma destination : un pays sauvage, sans verdure, au soleil éternel, aux plages de sable, aux montagnes gigantesques. Solitaire, je serai comme toujours le l'ai été. Plus d'obligations, mais la liberté de ceux qui rêvent profondément, Vivre au jour le jour sans crainte du lendemain, mener une vie intense comme celle des héros dans les livres. Solitaire ! Non, pas tout à fait. Avec moi, j'emmènerai une reine, petite mais si belle et oh combien agréable de compagnie. Oui, je t'emmènerai, toi qui me permit de m'évader si souvent dans le monde que nous venons de quitter. Ca y est, nous arrivons. Enfin libres ! Merci à toi de me porter les sacoches si lourdes pour moi à transporter. La grande aventure peut enfin commencer. Le rêve semble faire place au réel. Tout est là. La plage au sable fin, les montagnes aux cimes enneigées, le soleil brûlant mon corps de ses rayons. La vie commence enfin. Je ne peux y croire. Tout cela me semble si incroyable, si inattendu. Je suis ici le seul représentant de la Vie. L'abandonnant sur la plage, je cours, je cours, jusqu'à l'épuisement. Exténué, je me laisse tomber sur le sable doré. Je suis heureux comme jamais je ne l'ai été. Au loin, j'aperçois une cavité entre deux cimes. Je décide de m'y rendre immédiatement accompagné de ma fidèle compagne.

Le chemin est difficile, les cailloux s'opposent à notre progression. Qu'à cela ne tienne ! Je la prend sur l'épaule jusqu'à ce que le sentier redevienne praticable. La souffrance physique atteint son paroxysme - au moment où le chemin devient un mur comme jamais je n'en avais rencontré jusqu'alors. Je mets tout à gauche et nous faisons fi de cet obstacle que la nature avait généreusement dressé sur notre route. Quelle joie m'étreignit lorsque nous sommes enfin parvenus au sommet du col. Ce moment, je le vécus intensément comme étant le premier d'une longue série. Je dominais la vallée que je venais de quitter. Un sentiment de puissance vint m'envahir. Je connaissais une gloire que j'étais le seul à percevoir dans ce décor sauvage, Mais déjà j'entamais la descente. J'allais à une vitesse folle. Je me laissais glisser sur l'étroit sentier sans me faire de soucis. Ah, l'ivresse de la vitesse ! Mais, oh, quelle horreur, le ravin ! Impossible de l'éviter. Ah !! L'homme et la machine chutent dans le vide dans un même mouvement. Ah, maudit réveil ! Arrête donc ton vacarme. Je sais bien qu'il est 7 heures et qu'il va falloir se lever pour aller travailler. Tout à l'heure, j'irai jeter un coup d'oeil sur ma compagne pour m'assurer de sa présence. Ah le rêve, quelle formidable possibilité d'évasion pour l'homme ! Mais il ne faut pas en abuser. Non, il ne faut pas !
Ce texte est le fruit de l'imagination d'un des mes amis les plus proches qui le rédigea le 18 mars dernier dans un moment d'ennui intense sur les lieux de son travail. Il transparaît de son manuscrit un esprit vagabond, une soif de découvrir et par là même une soif de vivre prodigieuse. Pourtant la vie ne lui a pas apporté que des joies et la mélancolie sinon l'amertume se dégagent de ce récit. Mais, grâce à sa bicyclette, il réussit à oublier certains aspects de sa vie bien banale. Les grands cols semblent exercer leur attrait sur lui. En cela je partage sa passion étant moi-même un mordu des circuits en haute montagne.

Comme lui ; j'ai ressenti ce sentiment de puissance, n'est-ce pas une illusion ?, au faîte d'un sommet de plus de 2000 mètres. Son récit m'a séduit par son aspect prémonitoire car son réveil fut pour le moins difficile. Le 23 mars, on lui apprit sans autre forme de procès qu'il était renvoyé en raison de son incompétence. Aujourd'hui, ses rêveries me manquent. Mais je ne l'oublie pas pour autant. C'est sur son bureau que j'ai trouvé le texte que vous venez de lire. Sans doute l'aura-t-il oublié avant de partir! Si j'ai tenu à le faire publier, c'est en raison de l'amitié que j'ai pour lui mais aussi en raison de notre amour commun de la bicyclette. Salut à toi Jacques et bonne route.

J. SCHULTHEISS


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