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Un col d'automne est plus qu'un exquis

Revue N° 12 Page 44

Toujours prêt à partir, je n'avais plus depuis la fin de l'été les impatiences et les ardeurs printanières qui arrivent à faire fondre les dernières neiges et les ultimes hésitations avant de s'embarquer dans une aventure cyclotouriste. Novembre n'est pas la meilleure saison malgré les illusions estivales que St Martin nous fait partager avec son manteau, novembre aura été cette année la plus belle de mes randonnées, une véritable fête joyeuse aux couleurs d'automne, à la luminosité pleine de tendresse, une véritable fête au col des Champs où nous avons effeuillé passionnément le chrysanthème avant de nous offrir à ciel ouvert une Cayolle d'arrière saison, juste avant la fermeture.

Tout avait commencé en octobre et même bien avant par une petite annonce : une cyclote y cherchait un compagnon "sympa':.. il s'en est présenté plus de cent ! Pourquoi "sympa" ? Pourquoi moi et pas un autre ? Il y aura toujours des questions sans réponse ou qu'il faut aller chercher dans les étoiles... et voilà comment on se laisse mener en bateau en Corse car elle en était malade de la Corse, malade de ses rêves, de ses doutes, de ses espoirs, de ses humeurs, de ses douleurs... ça devait tout guérir... tout en a été embelli : même les crevaisons de ses boyaux et les bris de mes rayons, même ses colères dans les tempêtes et mes impatiences à l'heure de la sieste, même ses lamentations au long des cimetières et mes extravagances en cours d'étape... Tout a été prétexte à bonne humeur... Quelques rares fois à la mauvaise... tout est devenu gourmandise... les petits malheurs, un grand bonheur et même la pluie froide de son 100è col, le Col de la Madone, avec la participation exceptionnelle de Mozart et de Maurice André avec sa trompette... un tel bonheur, ça ne trompe pas !

Ce n'était pas gagné d'avance que deux solitaires s'unissent pour le meilleur en évitant le pire... c'était l'alliance du coquelicot et du bleuet, de la fourmi et de la louve-tortue, espèce rare s'il en est, l'alliance du croyant et de l'athée, du verseau et du poisson... On avait décidé de tout partager : 50 - 50, belles intentions mais avant même le départ, j'avais sept kilos de bagages, elle en avait plus de vingt ! Galanterie oblige !

Je suis parti avec quinze kilos sans parler du poids des responsabilités car je devais être son bricoleur, son cuisinier, son comptable, son secrétaire, son photographe, son reporter, son supporter et tout supporter - son lecteur de carte, son pense-bête, sa mémoire, sa conscience, son souffre-douleur, son porte-bonheur... elle fut ma coéquipière, elle pointait pour les B.P.F., elle me fit le B.C.G., elle fut mon infirmière : le Brevet des Cols Gracieux ! Il y en eut plus de cinquante... et pas seulement des petits au bord de l'eau entre les pâtés de sable mais des grands au pied de cimes enneigées, à travers des forêts dorées, vertes ou flamboyantes, des musclés comme le Bocca di Battaglia, plus dur que le Ventoux qu'elle avait fait en septembre, des fruités et des piquants dans la Castagniccia, des bronzés, des frigorifiés... Ceux qu'on voyait de loin, ceux qui se cachaient au détour du chemin ou dans le brouillard, ceux bien réels qui n'existent pas comme tels et qui, comme les électeurs, sont plus nombreux que ceux recensés. En un peu plus de dix jours et à raison de près de cent kilomètres par jour, ce tour de Corse fut un peu plus qu'un demi-tour adroit à la recherche du plus pittoresque et du plus difficile, avec d'inévitables surprises : Corse inoubliable parce que trop chère, au moins autant que pour sa beauté, ses parfums et ses charmes, Corse méfiante en proie aux démons et aux violences où même les moines, témoins de valeurs spirituelles de fraternité et d'accueil, nous ont joyeusement refusé l'hospitalité ! J'ai compris leurs raisons, je crois que j'aurais compris aussi leur cœur si leurs monastères m'avaient paru ouverts. Corse nonchalante et sauvage, pauvre et fertile, repliée et convoitée, silencieuse et bavarde, naturellement belle mais abîmée et salie, brûlée et verdoyante, déserte et vivante... paradis cyclotouriste, même s'il y a plus de "Français va-t'en" que de "Bienvenue", avec des routes très améliorées, des panneaux routiers qui servent pour l'affichage électoral ou le tir au pigeon, des vélocistes peu nombreux mais sympas et efficaces.
Pédaler en Corse, c'est s'échapper sur un autre continent, c'est prendre le maquis, c'est s'isoler, se libérer, se défouler, s'éclater, garder l'œil contemplatif et le muscle superactif... Pédaler à deux, c'est-à-dire à quatre pieds, c'est rechercher l'accord parfait, l'harmonie, c'est une expérience de vie, un voyage intérieur autant qu'une flânerie sportive et touristique, c'est recevoir et donner, c'est partager, c'est multiplier sensations et plaisirs, inventer des solutions nouvelles à des problèmes nouveaux, c'est s'inventer au jour le jour un nouveau mode de vie pour un monde nouveau... c'est quelquefois se faire la tête... et plus souvent la fête...

A peine avait-on débarqué qu'il fallait rembarquer... à l'Ile Rousse où le bateau était plus grand que le port, traversée amusante pendant laquelle je plongeais à pleine main dans un sac vomitoire pour en extraire des raisins secs que je consommais et offrais aux passagers... je retrouvais le vieux continent et continuais seul pour un nouveau pèlerinage aux sources... de la Loire et aux miennes, un retour à mes sentiers de jeunesse avec si peu de mémoire que j'ai cru faire pour la première fois un col qui m'avait déjà vu passer -comme en amour, c'est toujours comme si c'était une première fois - des arbres m'ont reconnu, j'ai moins changé qu'eux ! J'ai parcouru des villages et leurs cimetières à la recherche des miens toujours bien vivants en moi et j'ai rayonné aux alentours de la "Sibérie" dans le grand nord beaujolais, juste après le "passage canadien" du col des Champs, de quoi internationaliser un peu mon cyclotourisme provincial et l'illuminer au Gerbier de Jonc, sous la première neige, d'un soleil de midi que d'autres vont voir ailleurs à minuit...

Je faisais aussi quelques détours vers St Martin de Tresttant ou plutôt "d'Estreaux" (42) pour y recevoir du monument aux morts un véritable appel aux vivants, le monument le plus pacifiste que je connaisse ! Autre détour vers le Croix du Fau en Lozère, peut-être un faux col mais une vraie croix au-delà de Saugres en Haute-Loire où je suis arrivé vers midi, accueilli par une musique folklorique diffusée dans les rues par les haut-parleurs chaque jour avant les informations de cette radio locale publique... c'était le jour du Bal du Vélo, j'y ai fait cavalier seul avec comme robe de bal ma cape cycliste, aussi courte qu'une mini jupe... il faisait un temps à ne pas mettre un chrétien, un chien ou un vélo dehors... On a bien dansé ! Et je n'ai pas fait le seul détour qu'il aurait fallu faire après la tempête du dimanche 7 novembre, pour éviter de me trouver prisonnier d'une forêt en ruines, vers le Col du Béal (63 - 42) : j'avais trouvé amusant de descendre de vélo pour franchir un arbre couché en travers de la route, ce l'était déjà moins quelques arbres plus loin et c'était très angoissant de se retrouver coincé dans un enfer vert oppressant : j'ai failli utiliser mon sifflet pour signaler ma position de détresse à l'intention des hommes qui travaillaient au loin avec une tronçonneuse, c'est bien la première fois que leur abominable bruit m'a paru sympathique... Ce n'est pas moi qui grimpais aux arbres avec mon vélo, c'était les arbres qui me grimpaient dessus ! Je m'en suis tiré tout seul, encore une fois, avec un vélo intact, un moral intact, un bonheur sans égal.

Cyclotourisme en novembre, c'est pédaler sur des feuilles mortes, c'est un bonheur d'automne, mais ça bourgeonne déjà au bout des branches.

Paul ANDRE

MENTON (06)


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