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Au Pays-Basque

Revue N° 12 Page 47

JUILLET 1978 - Ce soir étape dans un petit hôtel en pleine campagne à côté d'une gare où il ne passe plus de trains depuis longtemps et tenue par un aubergiste barbu et cafardeux, peu en rapport avec ce que l'enseigne "chez Rirette" pouvait laisser supposer et qui se plaint de la rigueur des temps. Plus de clientèle, sur la route les vacanciers passent trop vite et je me demande bien ce qu'ils viendraient faire dans ce coin perdu. Si je m'y suis arrêté c'est parce que le Tour de France a fait étape à Tarbes et que les hôtels sont sûrement tous complets.

J'en suis à ma sixième journée de route. Depuis Lyon, j'ai roulé pendant 850 km environ, traversant tout le Massif Central, même si c'était bien rationnel tout ce préambule pour arriver au pied des Pyrénées. Avec cela, la lecture des journaux n'avait rien de très réjouissante : épouvantable catastrophe près de Tarragone causée par un camion transportant des matières explosives, nombreux campeurs brûlés vifs avec leurs caravanes. A Pampelune, la fête de la St-Firmin tourne à l'émeute, un mort et de nombreux blessés. Attentats à San-Sébastian, ces deux localités sont sur mon itinéraire. Ça promet...

12 JUILLET - Début de l'après-midi, je suis à LUZ; un peu trop tôt pour s'arrêter. Le temps de laisser mes sacoches dans un hôtel où je reviendrai ce soir et me voilà reparti sur la route de Gavarnie. Ce n'est pas le cirque de même nom qui m'intéresse, je l'ai déjà vu mais son voisin, celui de Troumouse. C'est une merveille peu connue des Pyrénées concurrencée il est vrai par une position défavorable, à côté de Gavarnie, trop éloigné des grands itinéraires mais assez près des prestigieux Aubisque et Tourmalet pour en subir la concurrence. Pourtant son altitude à 2.119 m (5 de plus que le Tourmalet) en fait un géant routier des Pyrénées, même si ce n'est pas un col. Il est vrai que la route carrossable qui y conduit est de construction récente, avant, elle s'arrêtait au hameau de Héas.

Il n'est guère comparable à Gavarnie où l'on éprouve surtout une impression d'écrasement devant ces falaises d'où tombent les cascades. Ici, on est plus près des sommets et le cirque des montagnes est beaucoup plus élargi et puis on n'y rencontre pas toute cette cohorte d'essoufflés à dos de bourricots, toujours le quolibet aux lèvres quand ils dépassent ceux qui montent à pieds... surtout quand il s'agit d'un isolé et encore, pas trop musclé. A Troumouse, on est poli, même les motorisés, on échange ses impressions tout en caressant le mufle humide d'une vache curieuse. A signaler que depuis le village de Gèdre, sur la route de Luz à Gavarnie, on peut voir pendant quelques mètres, entre deux maisons, la fameuse Brèche de Roland

13 JUILLET - Etape de transition de Luz à Oloron, une seule difficulté mais appréciable, le col de Soulor avec une dénivellation de 600 m en 8 km, en pleine canicule. Je l'avais trouvé moins dur vingt ans plus tôt; i1 est vrai que j'avais vingt ans de moins.

14 JUILLET - Je m'en souviendrai de la Fête Nationale. Au menu du jour, le col de la Pierre-St-Martin (1.760 m). C'est ce qui se fait de mieux dans le genre exécrable : pente irrégulière où les faux plats alternent avec de véritables murs, mauvaise route, c'est une ancienne voie forestière qui a été rafistolée pour desservir l'affreuse station de ski d'Arette, du moins en été quand la neige ne recouvre pas cet inquiétant chaos de rochers et de constructions aux formes mal définies. Peu après avoir attaqué les premiers lacets, un cycliste juché sur un "spécial course"... me dépasse à une vitesse qui me semble supersonique. Il est vrai que je n'ai pas fière allure avec mes roues de 650 et mes sacoches. Deux kilomètres plus loin, je le rattrape; il a passé un survêtement et il enferme son vélo dans le coffre de sa voiture. Il me re-dépassera peu après, c'est sa femme qui conduit et lui récupère de ses fatigues, écroulé sur le siège arrière, les pieds en éventail sur le dossier du siège avant et, bien entendu, j'ai droit à un tonitruant coup d'avertisseur.

La Pierre-St-Martin : un nom s'y rattache, celui du spéléologue Marcel Loubens qui se tua en 1952 en tentant d'atteindre le fond de gouffre. Son corps fut inhumé par 600 mètres de fond. Il ne fut remonté que plusieurs années plus tard, au prix de mille difficultés. Côté espagnol, la route est bien meilleure; il a fallu la construire entièrement car il n'y avait pas de vieux chemins forestiers; il n'y a pas de forêts mais d'immenses pâturages. Le site ne manque pas de grandeur mais pour le reste, c'est plutôt le sous développement. Sur 50 km, on traverse quatre villages et quels villages ? Isaba, un seul hôtel complet bien entendu, Uztarroz, Izalzu, rien; enfin Ochagavia où il y a trois hôtels mais deux sont fermés soit disant pour cause de travaux, bien que je n'y ai pas vu la moindre trace de chantier. Un médisant m'a dit que les tenanciers fermaient pendant la période estivale parce qu'il y avait trop de travail. Le troisième étant comme de juste archi complet. Après bien de palabres, l'aubergiste a quand même consenti à me servir à souper mais pour dormir, j'ai du me contenter d'une étable voisine, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps.

15 JUILLET - Sortir quelqu'un du lit à Ochagavia avant dix heures du matin, cela tient du prodige, surtout un commerçant, à moins de le piquer avec une fourche mais n'ayant pas trouvé de fourche, je me suis passé de petit déjeuner. Direction Larrau; d'abord refaire sur 8 km le même chemin que la veille jusqu'à un carrefour d'où part une route toute nouvelle et très belle qui conduit vers la France par le Col de Larrau mais, côté français, c'est comme à la Pierre-St-Martin, de vieux chemins rafistolés et bien mal. A Larrau, il y a au moins de quoi se loger. L'après-midi, un aller et retour au vieux village de Ste-Engrace avec ses maisons trapues et ses pièces si basses que l'on a toujours l'impression qu'on va se cogner la tête contre le plafond. Perdu au fond d'une vallée sans issue, c'était un village inconnu et oublié de tous malgré son altitude modeste (630 m) et puis il y a eu le drame de la Pierre-St-Martin qui le projeta au premier plan de l'actualité car c'est de là que s'organisèrent les secours. On ne voit pas bien d'où ils auraient pu s'organiser d'ailleurs, vu qu'en 1952, ni la route du col ni la station de Super Arette n'existaient et pourtant l'église du village date du XIème siècle.

16 JUILLET - La forêt d'Iraty : des routes à la limite du cyclable bien que classées départementales; des noms basques imprononçables et tout juste "écrivables" (consultez la carte Michelin 85, ce sera plus simple). Traversée de St-Jean-Pied-de-Port où il y avait vraiment la foire aux porcs et pause casse-croûte au village frontalier d'Arnéguy. C'est là que commence la montée du fameux col de Roncevaux (ou d'Ibaneta). Il y a tout juste douze siècles que Roland et l'arrière garde de l'armée de Charlemagne périrent écrasés dans une embuscade, dans le sinistre défilé de Valcarlos. Ici, une petite digression historique : d'après certains historiens, ce drame aurait été une regrettable bavure (déjà à cette époque)... ; ceux qui du haut de la montagne firent rouler des blocs de rocher sur les guerriers Francs n'étaient pas des Sarrasins mais de bons et honnêtes paysans basques qui les avaient pris pour des... Sarrasins venus leur imposer les lois de l'Islam. Il est probable que, si les transmissions avaient existé à cette époque, les Basques ne se seraient pas souciés de ces guerriers qui partaient vers le nord et qui ne leur demandaient rien. Un lecteur de Télé 7 jours a d'ailleurs traité cette question dans le courrier des lecteurs (N° du 10 au 16 décembre 83). Encore une énigme à résoudre comme celle des éléphants d'Hannibal, celle de l'emplacement d'Alésia que se disputent au moins une dizaine de villages dont Novalaise... en Savoie, celle du Masque de Fer ou des véritables origines de Jeanne d'Arc ?
Revenons à Roncevaux en 1978. Comme il y a douze siècles, ce fut un vrai désastre. Une température de 50° (donnée par la presse du lendemain), les voitures transformées en fournaises, les moteurs qui calent, les radiateurs brûlants et moi qui ai mis près de quatre heures pour monter le plus souvent à pieds les 19 km séparant Arnéguy du sommet du col, avec une pente moyenne de 4%. Vouloir pédaler eut été suicidaire, encore fallait-il pouvoir. J'ai sagement arrêté le massacre quelques kilomètres plus loin à Burguete.
Le lendemain, j'ai appris par la presse qu'à Souillac s/Mer, un défilé de majorettes avait tourné au drame. Une quarantaine de jeunes filles victimes d'insolations avaient du être conduites dans les hôpitaux où plusieurs avaient été gardées en observation. Les responsables de ce genre de "festivités" y étaient traités de fous irresponsables et de dangereux maniaques.

17 JUILLET - Depuis la veille j'avais pris la sage décision d'éviter Pampelune. Si la presse française avait déjà oublié les émeutes de la St-Firmin, il n'en était pas de même de la presse espagnole et les autorités déconseillaient fermement aux touristes le séjour et même le transit par cette ville. Mon programme était d'ailleurs assez chargé avec quatre cols. Au carrefour de Zubiri, je pris vers le nord la route de St-Etienne-de-Baïgorry, laissant Pampelune à seulement 20 km vers le sud. Mes deux premiers cols, ceux de Mezquiriz et d'Elne ne m'avaient pas posé de problèmes, ni même le troisième, celui d'Urquiaga mais, sur le versant nord, je passais sans transition du beau soleil d'été à un brouillard automnal; quelle transition après la canicule de la veille. Restait le quatrième col, celui d'Ispeguy. Bien curieux col, en 8 km de montée on passe de 162 à 672 m, ce n'est pas terrible, la pente est très régulière et la fraîcheur arrange bien des choses mais quel curieux environnement : à peine sorti de St-Etienne-de-Baïgorry, on se trouve dans un décor de haute montagne et il parait que l'hiver les ours descendent très bas dans la vallée. A la même altitude dans les monts du Lyonnais on n'y rencontre guère que des vaches et des moutons. J'espérais bien trouver le gîte et le couvert à San-Esteban, gros bourg sur la route d'Irun à Saragosse. Il était déjà 18 heures et je n'eus pas besoin de chercher longtemps ce qui n'existait pas. Me voilà donc reparti dans une vallée qui, au fil des kilomètres, semblait s'enfoncer de plus en plus dans le sous développement et sans savoir où cela allait se terminer. Je savais qu'au bout d'une trentaine de kilomètres il y avait le col d'Usateguieta (hum ! ...) où j'aurais à choisir entre deux directions : soit vers Tolosa, soit vers Hernani, seuls pays qui semblaient civilisés dans la région et au prix de je ne sais combien de kilomètres supplémentaires. Ajouter à cela qu'il était 20 heures, que la pluie commençait à tomber et que la nuit s'annonçait des plus noire. Perspective peu réjouissante avec en plus jeûne et abstinence...

C'est alors que la Bienheureuse Sainte Thérèse d'Avila eut pitié de moi, bien que je ne lui aie rien demandé. A la sortie de l'ultime virage, je me retrouvais au milieu des voitures sur le parking d'un immense hôtel poussé là on ne sait trop par quel hasard et qui semblait bien neuf. En cinq minutes je passais de l'étable (en pensée du moins) à la chambre avec douche, WC, téléphone, etc.

18 JUILLET - Si j'ai parlé les jours précédents des belles routes espagnoles, il s'agissait de routes toutes neuves mais celle qui descend le col d'U... (voir plus haut) à Hernani, soit sur 35 km, doit dater du temps d'Isabelle la Catholique. A chaque carrefour se posait un gros point d'interrogation. A l'un d'eux, je pris la route qui me semblait la moins mauvaise car il ne saurait guère être question de meilleure et je me suis retrouvé dans une carrière. A Hernani, on trouve enfin une vraie route mais aussi la zone industrielle de San-Sebastian qui se prolonge jusqu'à Renteria, soit une longueur de 17 km. Encore une chance d'avoir traversé San-Sebastian un jour sans émeute ni attentat. Ensuite, la montée au belvédère du mont Jaizquibel d'où l'on domine l'océan d'une magnifique corniche à 400 m d'altitude. Vers l'est, vue sur le cap du Figuier, Fuenterrabia et plus loin, dans la brume, au-delà de l'estuaire de la Bidassoa à Hendaye.

La traversée d'Irun et de Béhobia n'est qu'un slalom au milieu d'un véritable souk où semblent s'être donnés rendez-vous tous les marchands de pacotille d'Europe. Franchir la frontière en pareil lieu est indigne d'un cyclotouriste et même d'un automobiliste qui a un peu de goût. Ce sera par un ultime col, celui d'Ibardin qui n'a rien de prestigieux avec ses 315 m. Du sommet, un pied en Espagne et l'autre en France, on peut contempler la pyramide de la Rhune qui avec ses 900 m fait un peu figure de géant local, un géant bien débonnaire qui s'est laissé vaincre par un petit chemin de fer à crémaillère. Puis, c'est la descente vers la vallée de la Nivelle et Ascain. Quel contraste entre ce versant des Pyrénées riche et accueillant et l'autre resté dans l'ensemble moyenâgeux, fermé et plutôt malpropre. Et pourtant c'est le même, le Pays Basque.

C'est là, à Ascain, que s'arrêtera ce récit, la randonnée continuera encore quelques jours, avec une pensée pour Pierre Loti qui y situe l'action de Ramuntcho. Pas si imaginaire que cela le petit contrebandier basque...

J'ajouterai un petit intermède hors récit. A Larrau, j'ai rencontré un autre "100 cols", notre ami Pierre Cordurie d'Etrechy (91 ). Il était venu avec sa famille dans les Pyrénées pour y faire la R.C.P. dont il a tiré un récit épique paru dans la revue N° 7. Ce qu'il ne dit pas mais que j'ai su par la suite car nous avons correspondu, c'est qu'au cours de cette mémorable R.C.P., il avait pensé à ce "sage" cyclo peu attiré par les épreuves officielles et qui poursuivait "sagement" sa randonnée sur des cols basques aux noms imprononçables, pendant que lui, le "fol", s'était lancé dans une expédition au-dessus de ses forces.

Voilà un récit qui remet les choses au point. Lequel d'entre nous deux était le plus "sage" ou le plus "fol" ?... Le lecteur jugera.

Je laisserai le mot de la fin à celui qui fut et qui restera quatorze ans après sa mort, à 89 ans, l'un des plus grands d'entre nous, le baron Henri de la Tombelle, grand cyclotouriste et poète qui, octogénaire, écrivait :
"l'homme ne devient jamais sage mais en vieillissant il devient prudent et il appelle cela la sagesse".

René LORIMEY

VILLEURBANNE (69)


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