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Mon stage d'aspirante cyclo-alpiniste

Revue N° 12 Page 42

Chers parents et cher frérot,

Je vous écris des casernes de Restefond ou j'essaie de dormir, installée dans une mangeoire d'écurie. Tonton Michel Perdreaudaim * de la Drôme (n° 26) et Tonton Marcel Hibou * de l'Aveyron ( n° 12) ont tellement rigolé quand ils nous ont vu arriver, Bernard et moi, avec notre duvet que nous avons renoncé à l'utiliser.

Le G. P. (Gentil Président) Tonton Jean Perdrix * a embarqué tout ce qui était jugé superflu par les G.O. (Gentils Oiseaux, euh! pardon, Organisateurs) animant le stage. Aussi, ne m'ont-ils laissé que ma sacoche de guidon avec, dedans, un collant long, un pull acrylique (ils disent que c'est plus léger que le joli pull "islandais" de 2 kilos que tu m'as tricoté, chère maman) et un seul de mes quatre paquets de figues. Ils trouvent loufoque notre idée d'emporter le matériel de camping pour planter la tente sur un glacier. La nuit dernière, j'ai eu une crise de nerfs. En allongeant la main dans l'obscurité vers ma sacoche pour y prendre mon pull, j'ai senti filer sous mes doigts une fourrure chaude. Le lendemain, je n'ai plus retrouvé mes figues et les G.O. nous ont demandé si nous avions apprécié la compagnie des rats de différentes espèces, lâchés pour tester notre équilibre nerveux. Je vais essayer de me dominer à l'avenir. J'ai des sacrées crampes d'estomac car on n'a pas mangé depuis deux jours, vu que ça fait partie de l'entraînement. Et comme on a dû sauter à cloche-pied sur un pierrier en portant nos bicycles, on s'est un peu fatigué et on a pompé du carburant. Demain, nous allons apprendre à traverser des mini-crevasses de deux mètres de large, en sautant sans élan avec un vélo sur chaque épaule. Nous avons déjà pu franchir douze cols de plus de 2000 mètres, dont un de 3112 et un de 4503.

Notre liste s'allonge avec des cols de qualité, certains étant répertoriés dans le guide comme passages "acrobatiques voire infranchissables". Mais nous sommes tellement bien encadrés, au propre comme au figuré, que les orages, les tempêtes, les griffes de ronces, les ecchymoses de chutes dans les ravins s'oublient devant la grandeur du paysage et aussi l'attirance du diplôme de fin de stage. Tout à l'heure, Tonton Michel va nous faire une interrogation écrite et orale sur les mots de base permettant de converser rapidement avec l'autochtone en pays étranger où nos petites escapades nous conduisent parfois. Heureusement que Bernard et moi-même avons révisé avant le stage, en relisant les articles des G.O. dans les anciens numéros de la revue que nous a gentiment prêtés Noël. Sinon, nous étions bons pour la bulle et radiés à vie du Club des Cent Cols. Ce que nous ne comprenons pas, c'est que l'effectif des G. M. (Gentils Muletiers) fond plus vite que la neige des névés. Nous ne sommes que deux filles. Pourtant, che bella vita sans ménage à faire! Nous avons encore de chouettes projets : traverser de larges torrents à la nage, cadre autour de la taille, grimper sans pneus cloutés des pentes glacées de 40 %. Pour chacune de ces épreuves nous sommes notés car notre examen final n'est que le terme d'un contrôle continu. L'ultime exercice du stage a un coefficient triple. C'est une sorte de course d'orientation. Tonton Michel et Tonton Marcel ont photographié des morceaux de cartes et y ont placé des points rouges numérotés de 1 à 5. Ce sont des cols où sont placées des balises. Nous devons effectuer le parcours dans l'ordre indiqué et dénicher sous les rochers, dans les rimayes... les balises comportant des bribes de phrase qui nous permettront de reconstituer un message. Notre temps global sera pris en compte mais non publié comme dans toute épreuve fédérale chronométrée. On n'est pas des couraillons ! Simplement, on se dépêche. Nous partirons toutes les heures, seuls ou à deux. J'ai de la chance d'être avec Bernard car il a une boussole suédoise et un beau sécateur : on pourra défricher des raccourcis. Nous essaierons de bien cacher nos "vivres de course" pour éviter la confiscation promise par Tonton Marcel puisque ce sera une"opération-survie'. On ne pourra même pas manger les edelweiss, les gentianes, les rhododendrons, les trolles car ces fleurs sont protégées. Comme je suis végétarienne, de l'herbe fera mon affaire en cas de fringale, arrosée d'un peu de neige. Pour fêter dignement la fin du stage, les G. 0. nous annoncent un sacré gueuleton... des pâtes "nature" que nous allons cuisiner sur un réchaud. C'est le G. P. Tonton Jean qui va nous monter le nécessaire aux casernes de Restefond. J'en salive à l'avance. Eddy, mon frérot, tu as tort de toujours parler de mortifications quand je te raconte nos activités cyclistes. Puisque les Premiers Pas Cyclotouristes t'impressionnent trop, je crois qu'un stage de ce type serait pour toi la meilleure approche de la bicyclette ; tu en reviendrais définitivement converti au vélo.
Je vous embrasse tous bien fort

Votre Anouchka préférée.

P.S. Le 36 août 1983
Ça y est ! Les 4 stagiaires rescapés ont tous décroché leur diplôme. D'après l'élastique de mon short, je n'ai "perdoux", euh ! perdu que 5 ou 10 kilos. Nous avons fait une boum au sommet de la Bonette ; nous avons mangé sur la table... d'orientation. Les pâtes étaient fameuses. Voilà le message qu'il fallait trouver à l'examen :
"Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur
Le feu clair qui remplit les espaces limpides";
C'est une strophe de Elévation dans les Fleurs du Mal d'un autre oiseau Albatros Baudelaire. Ensuite nous avons chanté à tue-tête le refrain entonné chaque jour au lever du soleil en hissant le drapeau des Cent Cols : sur l'air de "Un sou c'est un sou" de Sheila
"Un col c'est col, oui,
Ne l'oublie jamais non, Et tâche d'y penser
Quand tu rames sur un névé".

Nous avons crié si fort que les marmottes se sont plaintes au gardien du Parc du Mercantour qui est venu nous virer. Il va falloir que je trouve une boite aux lettres pour vous expédier cette bafouille mais près des bergeries ce genre d'objet devient rare et comme Bernard et moi partons maintenant pour le Caucase, entièrement par pistes ou sentiers... On va essayer d'appliquer les préceptes des G.O. Ne vous faites pas de soucis pour nous, nous sommes très heureux. D'autant plus que la course d'orientation finale nous a fait franchir un col à 6511 m et nous avons même atteint le col du Nirvâna à 9207 m.

Driii... iiin

Hélas, ce n'était qu'un rêve. D'aucuns penseront, un cauchemar.
Mais nous on aime et on voudrait bien savoir crapahuter comme le font nos G.O., là où seuls passent les chamois.

Restefonds, le 32 août 1982

Marie-Annick MORIAME-SZTOR

HAUBOURDIN (59)


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