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LES NOIX DE JUILLET

Revue N° 07 Page 56

Un grondement sourd mêlé à de curieux grincements attira mon attention, m'intrigua, m'inquiéta, me fit rapidement mettre pied à terre. Surgissant du virage comme un diable, dans un affreux nuage de poussière, un étrange attelage apparut, dévalant la pente droit sur moi : une blouse bleue gonflée par le vent, battant comme le spinnaker d'un voilier, surmontée d'un chapeau noir à larges bords, tenant en laisse un énorme fagot bondissant tel un poulain sauvage.

J'aperçus vaguement au passage une moustache gauloise, deux gros sabots dont le frottement sur le revêtement grossier engendrait un bruit de tonnerre, deux roues et un guidon dépourvu de tout accessoire, à l'exception d'un grelot au tintement affolé.

Lorsque poussière et émotion furent dissipées, je posai avec précaution mon vélo et sautai du parapet sur lequel je m'étais réfugié. Stupeur passée, le spectacle que venait de m'offrir ce cycliste à la technique primitive m'apparut dans tout son pittoresque et une crise d'hilarité me secoua durant quelques minutes. Je ne regrettais pas mon arrêt. Je dominais les gorges. En face, taillée dans la paroi, je voyais nettement la petite départementale qui serpente depuis le pont de la Malène jusqu'à la nationale. Je devinais à gauche le col de Couperlac, à droite le col de Riesse. Le soleil était encore haut sur le causse Méjean. En reprenant la route, je pensais au charme sauvage du causse de Sauveterre que j'allais traverser. Encore quelques kilomètres de grimpée et ce serait la descente sue la Canourgue. Dans une petite heure, je devrais arriver au terme de ma randonnée.

J'étais encore dans les premiers virages, la pente fait un bon douze pour cent. J'avais perdu le rythme et je dus passer tout à gauche. A la sortie des virages, lorsque la pente s'atténue, les jambes s'alourdirent. Dressé sur Les pédales, m'aidant de tout mon poids, je parcourus encore deux ou trois kilomètres, avant de renoncer. Par acquit de conscience, je vérifiai, la mécanique. Tout tournait bien. Par contre, la route était animée d'un étrange mouvement de roulis, un brouillard obscurcissait ma vue.

Tirant mon vélo sous un arbre, je me laissai choir sur l'herbe. Une torpeur insurmontable m'envahit. Les minutes passèrent. Un spasme déclenché dans la gorge traversa l'estomac et se perdit dans Les volutes intestinales. Une désagréable sensation de vide gagna mes viscères. Mes poches étaient vides. Imprévoyant, le but était si proche, j'avais négligé de me ravitailler à la Malène.

Enfin, mes jambes se décontractèrent, ma vue s'éclaircit... et je vis les noix, sur ma tête, à portée de main. De belles noix vertes. Ah Les beaux fruits !

Avez-vous planté vos dents dans une noix de juillet ? Ce jour-là, je mordis à pleine bouche, je mastiquai et j'avalai une bonne douzaine de ces fruits avant de sentir une certaine âcreté. Mon estomac, étonné de recevoir cette inhabituelle et curieuse provende, préféra se taire. Mes muscles se raffermirent. Les pédales sollicitées avec précaution voulurent bien répondre.

Un kilomètre à la vitesse d'un curé lisant son bréviaire et je basculai dans la descente. En passant contre le sabot de Malepeyre, j'étais revigoré, en arrivant à La Canourge, j'étais vif comme un gardon.

Après la grande assiettée de soupe au pain et au lait, nous en étions au gros morceau de Lard piqué dans la marmite. "Fais-nous une omelette, la patronne!" dit mon hôte, que l'audition de mon récit avait du mettre en appétit, "et puis amène un pot de saucisse !".

L'omelette était baveuse à souhait. La saucisse était délicieuse et comme je lui en faisais compliment, mon hôte clignant de l'œil malicieusement : "Mille dieux, elle peut être bonne, voilà plus de six mois qu'elle est en conserve dans l'huile de noix !".

Emile GOUTTES

Chambéry (73)


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