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LE HASARD ET LA NECESSITE

Revue N° 07 Page 58

Rien, absolument rien ne me destinait au cyclotourisme militant. Il a fallu la guerre et les restrictions pour faire de moi un "vélodidacte" d'occasion, par nécessité alimentaire en quelque sorte, à la recherche de lait, de fromages et d'herbe pour les lapins. C'était la corvée du jeudi.

J'ai appris tout seul à utiliser une bicyclette... Aujourd'hui on peut même s'y initier à la télévision... ce doit être pour cela que j'ai pris de mauvaises habitudes et que je ne saurai jamais me tenir normalement sur un vélo, ni pédaler correctement.

On peut avoir la même date de naissance qu'un vainqueur du Tour de France, ça n'ajoute rien à votre vélocité personnelle et, à la lecture de récits épiques, j'étais un peu comme les admirateurs de Colas ou Tabarly qui n'ont jamais vu la mer et ne savent pas nager... Ca fait rêver et j'ai longtemps approuvé ce cyclo de grande classe qui trouvait ridicule de porter son vélo sur des chemins douteux... autant passer un col avec un piano sur le dos ! ... C'est l,'évidence mais, tout en me croyant raisonnable, je ne savais pas alors où me mènerait l'amour du vélo.

Une année, pour mon anniversaire, j'ai voulu me faire plaisir. On sait dans la famille que cravates, briquets et autres gadgets masculins sont exclus à tout jamais. On m'offre des livres de vélo. Il n'en manque pas et de qualité mais ça vous égratigne un peu l'amour-propre, alors l'idée m'est venue d'un extra, d'une fantaisie mais quelque chose de facile, la passo del Bandito, à 705 m d'altitude sur la Riviera, entre Vintimille et San-Remo, à deux pas de la maison.

Ce devait être sans problème. J'avais tout prévu, sauf que je perdrais mon chemin et qu'à vouloir rejoindre la route cachée sous l'autoroute 5 à 600 mètres en contrebas en ligne droite, je m'engageais dans une descente aventureuse totalement loufoque.

Je me demande encore comment on m'a laissé passer la frontière. Heureusement, il faisait nuit et on ne voyait pas trop dans quel état je me trouvais : les jambes toutes zébrées d'égratignures, les bras et le visage barbouillés de noir au contact des branches calcinées dans la partie de la forêt qui avait brûlé à l'automne précédent.

Je me revois encore, tenant le vélo à bout de bras au-dessus des épineux pour le lancer quelques mètres plus bas dans les "baragnasses" puis me faufilant pour le récupérer et le relancer à nouveau. Pour me sauver, j'avais même envisagé d'abandonner le vélo mais soit par avarice, soit par sentiment, j'avais repoussé cette solution extrême.

J'aurais pu y perdre la vie, j'aurais pu y perdre la foi cyclo, je n'y ai perdu que ma pompe et mon insigne des Cent Cols mais je jurai qu'on ne m'y prendrait plus : à d'autres les muletiers, vive les nationales !

Un mois après, un an après, trois ans après, ce n'est plus tout à fait la même chose ! La chèvre de Monsieur Seguin ! On a tellement envie parfois de satisfaire sa gourmandise !

Sur la carte Michelin, ça paraît tellement simple d'aller du col de Tende au col de Turini par la vallée des Merveilles et le GR 52 : dix cols dont cinq à plus de 2000 mètres ! Ce ne devait rester qu'un rêve un peu fou...

Pourtant début juillet, en partant vers le Stelvio, la Suisse et la Savoie, j'avais quand même prévu quelques détails "au cas où". J'avais accroché ma pompe

sur le tube horizontal du cadre et non dessous, j'avais prévu un petit coussin de mousse pour porter plus confortablement... Tu parles d'un confort ! ...

Le vélo sur l'épaule; j'avais supprimé les cale-pied et adopté comme chaussure tout terrain des sandales en plastique. J'imagine que les spécialistes en muletiers choisissent des vélos légers et, qu'au besoin, ils démontent les roues pour porter plus facilement la monture avec un sac étudié pour. Moi, au contraire, j'avais choisi un vieux vélo de 13 kg, chargé de 7 Kg de bagages.

Un premier essai fut improvisé au col de Voza, entre Chamonix et Les Contamines. Ce jour-là, il aurait fallu avoir des bottes et j'ai dû passer pieds-nus dans la boue ! Innovation périlleuse mais efficace !

Le 28 juillet, sur le chemin du retour, je me trouvais à Limone Piemonte, où j'ai passé presque une heure à calculer comment acheter, avec le minimum de lires le maximum de calories d'un poids et d'un volume aussi mini que possible pour tenir deux jours dans cette traversée du désert. Je ne voulais pas renouveler une expérience précédente où je m'étais nourri d'un mélange plutôt étouffant de flocons d'avoine et de flocons de neige.

Je n'étais pas tout à fait rassuré quant à la crédibilité du projet. J'en parLais à Peyrefigue à des montagnards sérieux, qui, sans vouloir me décourager, s'amusèrent beaucoup de mes ambitions qui risquaient fort d'obliger l'hélicoptère à me récupérer pour me conduire directement à St-Pons (1).

Fallait-il renoncer ? C'est ce que je me disais sur la partie encore cyclable de l'itinéraire mais dès que je dus mettre le vélo sur l'épaule, l'idée de revenir en arrière me parut une faiblesse coupable que je regretterai le reste de mes jours, à moins que ce ne soit la sage décision qui me permettrait d'avoir encore des jours à vivre...

J'arrivais au premier lac, non sans difficultés mais avec confiance : le sentier était bien balisé, on ne pouvait se perdre. Mais surprise au deuxième lac : un névé en forte pente plongeant jusque dans l'eau ! Hésitation... c'est que je ne sais pas nager et, d'ailleurs si je savais, qu'est-ce que ça changerait ? C'est déjà une énigme que ces quelques 40.000 signes préhistoriques gravés dans la roche mais s'en serait une autre que la découverte d'une bicyclette au fond du lac !

Je l'avoue, je n'étais pas rassuré du tout avant de passer et je l'étais encore bien moins après, car s'il avait fallu revenir, je ne sais pas comment je m'y serais pris. Je ne sais pas porter un vélo sur L'épaule gauche ! Ce simple détail, aurait été un obstacle majeur sur le même itinéraire mais dans l'autre sens.

Dans quel univers étais-je venu me perdre ? Un chaos monstrueux de rochers en éboulis, aucun arbre, aucune plante, rien que des pierres et de l'eau à plus de 2000 mètres : la Lune ou l'Enfer ! Mais c'est terriblement beau et on se sent tout petit.

Une photo s'impose devant Le panneau "Baisse de Valmasque 2549m". J'explique le fonctionnement de l'appareil à un vrai alpiniste. Je suis impitoyablement guillotiné ! Beau souvenir quand même !

La descente est encore plus pénible que la montée. Je croise quelques marcheurs bien équipés, aux réflexions savoureuses à mon égard. Je cache mon inquiétude par quelques propos de bonne humeur. Je ne m'attarde pas et j'accélère... si l'on peut dire... pour abréger ce calvaire et tenter d'accomplir toute la traversée en une seule étape.

Il faut remonter à 2436 m au Pas du diable, traverser encore deux névés impressionnants, slalomer sur ce qui resterait de gratte-ciel après un tremblement de terre et puis atteindre enfin des zones apparemment plus faciles avec de l'herbe mais les difficultés sont différentes sur cette partie de l'itinéraire, près des crêtes et sans eau.

Une brève pause à la Baisse de Cavaline me fait problème : je suis absolument seul et, par deux fois, j'entends un galop de cheval ! Est-ce un phénomène acoustique qui a motivé le nom donné à ce col ? Est-ce que je me suis conditionné tout seul à partir de la connaissance de ce nom ? Mirage auditif ? Qui me le dira ?

J'arrive enfin en vue de la route cyclable. Il n'est plus nécessaire de porter le vélo, il suffit de le pousser. On descend au col Saint-Véran à 1836 m, on remonte à la Pointe des Trois Communes à 2082 m. C'est terminé. Ouf !

Un couple d'amoureux passe, joyeux. Ils ne savent pas pourquoi, je suis là. Je ne sais pas pourquoi ils sont là. Nos chemins se croisent mais chacun reste dans son univers. Autour de nous, toute ha beauté du monde mais aussi des casernes en ruine : des hommes sont venus là pour se battre, pour se tuer.

C'était bien autre chose qu'une randonnée sportive...

Paul ANDRE

Menton (06)

(1) Etablissement psychiatrique.


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