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J'avais oublié la violence du monde.

Revue N° 33 Page 42

Tout avait si bien commencé.

Bâle SNCB samedi 26 juin 2001, 16h.30. Ma bicyclette et moi montons dans l'international venant de Coire. Ma monture trouve place dans le compartiment vélos et ma propre personne a sa place réservée deux ou trois compartiments plus loin. Ouf ! Je m'installe confortablement les doigts de pieds en éventail et goûte un repos bien mérité. Je lis quelques pages d'un bouquin, somnole un peu, contemple les Vosges qui défilent sur ma gauche, reconnaît le couvent Saint-Marc, accroché sur le versant, Ribeauvillé et ses châteaux, le Haut-Koenigsbourg. Je rêvasse, passe mon voyage en revue avec satisfaction et déjà un peu de nostalgie. Voilà huit bons jours que, titillé par l'appel de la montagne, j’ai abandonné l'habit contraignant du fonctionnaire pour courir les routes. En trois jours, j’étais au pied du Bugey, à Ambérieu, une ville digne de figurer auprès de Vierzon et de Vesoul dans la chanson de Jacques Brel. J'étais au pied du Bugey, non sans avoir fait le détour par les monts de la région de Cluny à seule fin de ressourcer mon « Gilles Berthoud » par delà la Saône, à Pont-de-Vaux, route de Montrevel. Le Bugey ? Une formalité quoique j’aie été contraint de pousser mon vélo du côté du col des Mille Martyrs, là où un torrent gonflé par une brusque pluie d’orage avait emporté le pont. Ce n'était plus maintenant qu'un misérable filet d'eau. En Chartreuse, le col du Coq, même sur ce versant, c'est déjà un morceau plus consistant, mais je ne le vis pas passer car j'avais trouvé le moyen, à Saint-Hugues de me lester l'estomac, en guise de dopage, d'un énorme quartier de tarte aux myrtilles et d'un généreux café.

Il pleuvait au matin, il pleuvait sur la région de Grenoble, et je me frayais un passage au forceps parmi les monstres motorisés, aussi j'accueillis la route d'Uriage avec soulagement. Je montais et ahuri, je considérais une file ininterrompue de bagnoles qui descendaient sur la vallée pare-chocs contre pare-chocs. Après la ville à la campagne, la ville à la montagne. Et, ils disent que l'auto, c’est la liberté ! Je respirai un grand bol d'air pur devant le reposant petit lac du Luitel serti dans les sapinières avant de me lancer dans la scabreuse descente vers Séchilienne, fesses et freins serrés. A mi-pente, un petit silex pointu me mit à plat à l’arrière. Je me brûlai les mains sur la jante chauffée à blanc. Gros juron, mais il n'y avait pas foule pour l'entendre.

Je me souviens de ma déception au départ de Briançon : le col de l'Échelle que je souhaitais vaincre en prélude à la concentration des Cent Cols du 15 août, était fermé. Ce fut Montgenèvre, donc et suivi après Susa, un petit air d'Italie, du classique Mont-Cenis. A Bessans, il tombait des cordes. Il y avait quatre cyclistes à l'hôtel ; un allemand, un anglais, un belge. Le quatrième, un sexagénaire de la région de Lille, arriva sur le tard trempé comme une soupe, claquetant des dents ; il montait une fine machine et portait un sac au dos ne contenant que le nécessaire et le suffisant.
Il faisait Thonon-Antibes, une digne façon de franchir le cap de la soixantaine, et il me relata, un peu égaré, son passage homérique, apocalyptique de l'Iseran : le froid, la neige, des champs de glace. Bref, du Paul-Emile Victor. Panique à bord. Il pleuvait toujours, je saute sur l’hôtelier et le somme de donner son avis sur l'évolution des conditions atmosphériques ; guère rassurant le drôle : l'Iseran, c’est spécial, conclut-il. Au lit, mon gaillard. J'enfouis la tête sous les couvertures, nuit agitée, nuit de gamberges et de cauchemars... Au matin, c'était le grand beau temps ! De l'hôtel de Bessans à la courtoise conversation du sommet avec deux motards allemands, abrités tous trois du vent glacial par le mur de la petite chapelle, il y a une ascension de rêve, un émerveillement, une gloire pour les 2780 mètres de l’Iseran.

Le dernier jour, l'examen de la carte Michelin ainsi que la carte de l'IGN au 100 000ème me laissait perplexe : comment aller à vélo de Saint-Gervais à Chamonix ? On verra sur place, me dis-je, et au début, tout va bien, le trajet est fléché pour les cyclistes mais soudain je butte sur l'autoroute. J'arrête d'autorité un automobiliste qui obligeamment me remet sur les rails, tout en précisant que cela monte. Effectivement, et le chemin est méchamment asphalté de surcroît.

Quand votre horizon familier se limite au massif ardennais, à peine 500 mètres aux Buttés au-dessus de Revin, pas vraiment l'ivresse des cimes, et encore pour la région, c'est haut, alors, découvrir le Mont-Blanc, en avoir plein la vue, le regarder en dessous du nez avec à son pied le glacier des Bossons, et tout ça, sur mon petit vélo, et ben, ça impressionne. Je ne voudrais pas passer pour le péquenot mais je crois bien avoir ressenti comme une émotion.

Et puis, voilà, je suis à Montreux, je réussis tant bien que mal à prolonger mon billet ; au pays, ils n’avaient su réserver la place du vélo qu'à partir de Bâle. Montreux, donc changement à Lausanne, à Bienne, à Bâle où je reste en rade une bonne heure, sans quitter ma rossinante des yeux. Chargement du vélo dans le compartiment réservé à cet effet. Je m'enfonce avec délices dans mon fauteuil quelques places plus loin. Je lis un peu, je m’assoupis. Namur, gare de destination, terminus. Mon épouse m’attend sur le quai. Bientôt, la joie des retrouvailles. Je vais décrocher mon vélo. Il a disparu : je me suis fait piquer mon vélo. Selon un témoin, le forfait a été accompli en gare de Mulhouse. On a volé ma chère randonneuse ; je planais sur un petit nuage, et je plonge en catastrophe dans la dure réalité d'une époque irrespectueuse des cyclistes qui s’en vont courir les routes à seule fin de planter (métaphoriquement) leur drapeau au sommet de quelques cols.

Tout avait si bien commencé.

Philippe Tamignaux

CC n°4733


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