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Impressions d’Helvétie

Revue N° 33 Page 23

Victor Sieso a entrepris en juillet 2004 un vaste périple de 19 jours de voyage au départ d’Aniane (34), 3200 km aller et retour vers la Suisse où il a longtemps rencontré un temps maussade. Dans cet extrait de ses « Impressions d’Helvétie », il renoue avec le soleil, et nous invite à découvrir des lacs et barrages en écart des circuits traditionnels.

13ème étape, Gstaad-Sion

L’aube a composé un paysage rempli de sereine quiétude, où ne brille que le soleil dans un ciel libre, où nulle brise ne parvient encore à la cime des sapins. Je ne sais pas si la Suisse lave plus blanc ( titre d’un livre de Jean Ziegler), mais ce matin, elle extériorise son habit de lumière. Quant à savoir si cela va durer, je ne me fie qu’à l’instant présent, et donc je suis parti de bonne heure, traversant la rue principale de Gstaad (interdite aux véhicules, c’est très bien) encore déserte. Le bois des jolis chalets commençait à se réchauffer aux jeunes rayons surgis des cimes à portée de main.

Car l’avant-garde immaculée des monts abrupts s’est bien rapprochée : je vois des glaciers partout, fallait bien qu’un jour je les visionne entièrement ces géants anéantis par tant de jours de brumes froides et de pluies neigeuses ! J’ai le sentiment que la Suisse câline me fait un signe de connivence des plus séduisants pour y revenir une prochaine fois, l’air de dire : « je me suis un peu dévoilée, la prochaine fois, tu en verras un peu plus ! ».

Enfin je puis admirer sans entrave, je puis me payer le col de la Croix en tenue estivale, remettre les lunettes solaires. Je vais être servi en matière d’ourlets blancs, de virages jolis, de sapins authentiques, de profils harmonieux : un régal. Sans doute faut-il une telle conjonction des éléments pour sentir la foi agissante vous propulser, celle qui fait croire au bonheur, celle qui porte au rêve, celle qui porte le désir, celle qui donne envie de recommencer. Sans doute faut-il comme Paul Fabre avoir fait diagonale sur diagonale, avoir connu les affres et les difficultés sur des centaines de kilomètres pour éprouver cette flamme qui jamais ne se consume.

La montagne en verve décline sa beauté, et ça a l’air de vouloir continuer en plongeant sur le Valais, où la senteur fraîche des conifères fait place à l’haleine chaude (mais oui !) et acidulée de la vigne, au miel vigoureux des buddleias attracteurs de papillons.

Parvenu à Bex, je me croirais presque en France, en Maurienne ou telle autre grosse vallée ; le Mont Blanc que j’ai entrevu et qui m’a fait coucou n’est pas loin en effet, signe que ma randonnée inéluctablement avance vers la sortie. Café crème et crème sur le visage, les bras, qui commencent à « peler » malgré tout.

Comme hier au pied des montagnes, je remarque qu’on s’active avec une hâte certaine à retourner les foins, à les mettre en botte, à les récolter. Les gens d’ici doivent savoir que les ardeurs généreuses du soleil se payent d’orages fréquents, alors ils ne perdent pas de temps le moment venu.

Sur le fond extra plat, le vent en poupe me porte. Je passe de mignons petits villages, à l’un j’y trouve une épicerie ouverte où me ravitailler, à l’autre banc et fontaine dans ce qui forme une placette calme où je vais me poser pour me renflouer. Je longe une voie secondaire où la circulation est insignifiante. Je ne vois quasiment personne : on dirait le midi écrasé de soleil à l’heure de la sieste. Les vergers défilent, jeunes, opulents. Je ne sais si les abricots du Valais sont aussi goûteux que ceux de notre Roussillon, toujours est-il qu’ils arborent d’attirantes couleurs rubicondes. Vers Chamoson, perché sur une butte infiniment longue, la vigne reprend le dessus, imposante, uniforme, au pied des à-pics déferlant des trois mille mètres, des rocs et des glaces.

Je rejoins la nationale peu avant Sion, grosse bourgade précédée par l’autre agglomération qui la jouxte presque : Conthey. C’est là que je m’engage résolument sur le flanc pentu du massif occidental, ayant choisi la remontée vers Derborence. De brûlants lacets visitent un vignoble passé au peigne fin, la pente n’y va pas de main morte, que la largeur de la route semble réduire. Aven domine les millions de ceps alignés , c’est là la limite avec la forêt rabougrie de pins, le début de l’entrée dans la vallée sauvage de Triquent, où tout ce décor viticole va s’évanouir pour livrer un paysage totalement distinct.

Schistes fiers, gneiss durs, songe de pierre, tunnels acrobatiques, profondeur des ravins que domine un minuscule ruban d’asphalte taillé héroïquement à travers des tonnes de roches, force des vents qui s’enroulent dans les maigres mélèzes et moi qui mouline plein d’émoi, parcouru de frissons, salant mes avant-bras. Le décor et l’ambiance sont mis pour aller saluer l’œil bleu de Derborence, ce minuscule lac phosphorescent isolé au pied de l’âpre montagne, celle que Charles Ferdinand Ramuz a mis en scène dans ses romans. Il suffit d’une évocation, et ce cadre qui paraîtrait petit pour d’autres prend une dimension magique propre à ébranler l’âme après avoir titillé les muscles.

L’altitude du terminus routier n’est pas extravagante, dans les 1400 mètres, mais le sentiment de solitude en ce vallon reculé, posé avec ses fermettes à fabriquer le fromage dans les étroits pâturages, est prégnant. Dans ce cirque tourmenté parcouru de larges rasades d’un vent agitateur, les propositions de balades sont légion, vers des cols muletiers haut perchés , sous le regard de cylindres pointus inviolables. Allez, au revoir, je m’en retourne, et la route déroule à nouveau sa magnificence.
Vers 16 heures j’arrive à Sion : belle chaleur, belle ville avec son église fortifiée sur la colline de Valère, comme un Acropole fait pour l’invocation et la prière . Je cherche un hôtel pour tout à l’heure, car je compte visiter entre-temps une vallée du secteur. A l’hôtel du Rhône où je veux réserver, on me dit qu’il n’y a pas de problème, que c’est ouvert jusqu’à 23 h 30. Lorsque je m’enquiers sur la longueur de la route pour rallier Grande Dixence, la gente dame me dit que ça fait une bonne trotte, que c’est son mari qui conduit et qu’elle ne saurait me préciser ni l’altitude du site ni le kilométrage même approximatif, mais elle ajoute quand même que c’est loin, c’est haut et que ça monte. Et que je peux en cas de retard voir de plus petits hôtels dans les villages de la vallée.

Bref, un concours de circonstances heureux en fin de compte, fait qu’ignorant de ce qui m’attend, je m’engage sans appréhension en vallée d’Hérémence. J’ai bien vu sur la carte la vingtaine de bornes séparant Sion du barrage, avec de simples flèches de loin en loin signalant des pourcentages accessibles. La cote n’est pas portée, je donne au pif 1300-1500m. C’est l’heure de goûter pour le moment, je trouve juste au carrefour où la route prend le flanc en s’élevant (un peu comme à l’Alpe d’Huez) de quoi m’asseoir, de l’ombre, un container pour ne pas laisser de traces. Le soleil darde, il ne faisait en ville que 26°, mais sur la corniche qui s’arrache, le vent de l’après midi aidant, ça en devient presque étouffant. C’est le début d’une montée continue jusqu’à Vex, relativement pénible et sans ombre, où la vue se dégage sur l’ample fossé du Rhône. Je sens que la vallée d’Hérens-Hérémence se creuse et part au loin. Evolène, Arolla, je ne suis pas sûr de pouvoir y aller : sur le terrain, les choses sont bien plus grosses que la carte ne le dit, mon temps est limité, je ne pourrai pas tout accomplir de ce que j’avais entrevu. Mieux vaut prévoir plus et faire moins, on verra les choix à retenir pour les jours à venir.

Grande Dixence donc. Si on m’avait dit en clair la hauteur réelle du barrage, sûr que j’aurai renoncé. Car le chemin fut long, pas loin de trente kilomètres depuis le centre de Sion en vérité, et puis, quand bien même le gigantesque barrage s’est laissé apercevoir de bien loin, par dessus l’enfilade de sapins au bout d’un ubac rectiligne et pas trop laborieux, je n’avais pas l’échelle pour situer correctement la construction, qui longtemps fera illusion de proximité, mais dont la silhouette tardera à grandir, à se rapprocher. J’y suis, j’y reste, à quoi bon faire demi tour, maintenant que plus de la moitié du chemin est derrière moi ? et que la chaleur est restée plantée là bas au soleil éclairant les vignes. A nouveau dans la fraîcheur revenue de la haute forêt où déjà les rayons déclinants ne parviennent plus, le combustible inépuisable de la foi (dixit P. Fabre) me redonne des ailes.

De raides petits lacets s’annoncent ? Je les passe ardemment. Ils s’empilent plus que ce que donne la carte imprécise ; ils dépassent l’étage des derniers mélèzes, ils vont se cogner contre la titanesque muraille de béton et là, après un court tunnel, la voie s’arrête, devient chemin grinçant et interdit à tout véhicule (le rond blanc cerclé de rouge). Et zut, je ne vais pas me rendre si près du but, je veux voir les eaux, la crête de l’ouvrage ! Je tombe le vélo contre un buisson (personne ne chipe les vélos en Suisse, surtout dans ces parages pour montagnards !), m’engage sur une coupe en sentier que je devine remonter les 250 mètres ( ?) de la barrière grise et nue. Tans pis pour mes cales, je fais de grands pas, il est 19 heures, j’émerge sur le talus s’effondrant sur le lac. Un lac à l’antre vidée à moitié, c’est normal, il refera le plein jusqu’à l’automne prochain. Un panneau informatif donne le niveau des eaux hors étiage : 2365 mètres ! Bougre, je commençais à me douter que je m’étais élevé plus que de raison !

Au sommet de cette pyramide due à l’effort et au génie de l’homme (mise en eau complète en 1966), sur l’arête la plus élevée des 5 900 000 m3 de béton, je contemple hâtivement l’âpreté des cimes environnantes, où le soleil rasant dessine des ombres grandissantes. Grandiose austérité à laquelle je suis parvenu un peu par entêtement, beaucoup par curiosité.

Je me rhabille pour la descente, même si le froid n’investit pas vraiment. Tant de sueur déposée donne d’étranges sensations qui avec la fatigue accumulée provoquent la chair de poule, de légers tremblements. La joie de s’être extasié si près des fières crêtes travaillées par les épaisses carapaces de glace doit aussi prendre sa part dans cet état de grâce.

Je mettrai un peu plus de trente minutes pour la trentaine de bornes de dégringolade. Prendre le chemin à rebours et à de telles vitesses (quand c’est possible !) permet rétrospectivement d’affirmer le caractère exigeant de la montée : c’était un grand moment ! merci madame météo et merci la Bertin qui passe partout !

Victor Sieso

chasseur de paysages


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