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Sur les routes du Jura

Revue N° 32 Page 47

Comme les vins, chaque année les voyages itinérants sont d'un cru différent. Il arrive que l'on table sur une récolte exceptionnelle et au moment de l'emballage final, il n'y a plus qu’un arrière goût d’amertume qui se détache d’une bonne longueur du peloton. Mais l'inverse est tout aussi vrai ! Heureusement !

Les trois petits cols figurant au programme 2003 auraient dû augurer d'une année quelconque. Le Jura - j'en conviens - n'est pas comparable avec les best-sellers de la randonnée comme « La Route de la Lavande » ou « Les Crêtes de l'Assietta ». Et pourtant ! Ce ne sont pas les cirques, cluses, clues, crêts, culées, reculées, gorges, vals, vaux et monts qui font défaut. Au contraire, ces derniers auraient plutôt tendance à se bousculer au portillon. Il est vrai que ces termes géodésiques se trouvent rarement mentionnés, sinon jamais, dans la revue des Cent Cols. Quant aux cols jurassiens, ils se comptent sur les doigts de la main. De grâce, ne tirez pas sur le cycliste qui se goure d’une ou deux unités !

Ainsi donc, en un quart de siècle de publication, la revue n'a-t-elle fait qu’une seule fois allusion au Jura. Une ode d'une dizaine de lignes. Une larme tristounette par rapport aux voluptés que la région propose aux cyclotouristes qui roulent avec des yeux en face des trous.

D’autre part, tout un chacun s'accorde pour affirmer que la raison d'être de la revue est de faire rêver les cyclos et de leur donner des idées d'évasion. Aussi, ignorer un massif montagneux, alors que tous les géodésiens le chantent à l'unisson, est-il le moyen le plus radical pour qu'il soit déserté par la majorité des randonneurs plumitifs et des chasseurs de cols. D'accord ! La pénurie de pas, collets, baisses et autres cols répertoriés dans les monts du Jura n'a aucun artifice pour attirer les membres de la confrérie. OK, d’accord ! Je persiste et je signe ! Pourtant, de l'autre côté de la frontière, en Suisse dans les Franches Montagnes, on les ramasse à la pelle sur quelques kilomètres carrés sans se casser le tronc. Le Jura suisse fait la fête aux cols et à ses chasseurs tandis que son vis-à-vis français leur fait la gueule et se refuse aux complaisances des coliteux quoique le relief tournicote et virevolte tout autant dans les trois dimensions. Pourquoi ? Voilà encore une énigme à élucider ! Mais là n'est pas mon propos ! Convenez toutefois qu'à défaut de messe, le Jura vaut bien un credo ne fût-ce qu’en sourdine. Donc, pas question de « miserere » ou « de profundis » mais avouez qu’un « gloria » aromatisé de sapin, c’est bien plus sympa.

Malgré une moisson catastrophique (la plus mauvaise de tous les temps), je reviens gagnant. N'ayons pas peur des mots : « Cette année, j'ai été gratifié d'un cru supérieur ».

Et pourtant…

A peine 4 jours de route, 480 km et 4400 m de dénivellation. Une misère ! Des trois cols inscrits au programme, il faut en éliminer deux qui sont des obstacles mineurs. Il n'y a que le col de Joux, au départ de Clairvaux-les-Lacs, qui ait droit de cité. Il est le seul qui réunisse toutes les qualités de ses frangins alpins : une agréable mise en jambe dans la vallée du Drouvenant, l’attaque sèche de la côte sous le couvert d'une forêt mélangée, un faux plat en alpage près de Saint-Maurice, deux intermèdes rassurants en pays civilisé et une finale qui n'en finit pas entre les sapins et les épicéas ! Qui n'en finit jamais ! Qu'on suppose à portée de main mais qui se dérobe à chaque pédalée ! Et, quand on bascule sur le versant opposé, le cyclo échoue au bout d'une faible perte d'altitude dans une vallée qui est une copie conforme aux hautes vallées alpines. Des remontées mécaniques, des narcisses, des gentianes, des villages tentaculaires et une brise qui remonte la vallée. Un endroit qui respire ! C'est tout dire !

Au soir de cette merveilleuse ascension eut lieu une sympathique rencontre avec le personnage qui a mis sur pied les 6 jours cyclistes de Vars. De la conversation, il en ressortit que nous avions des connaissances en commun. Une source inépuisable de ragots. Sorry ! On ne se refait pas ! Cette pluie de paroles se répandit en toute harmonie pour compenser mon soliloque de la veille. Une pleine journée employée à la découverte d'une source, de gorges, de barrages, de lacs et de cascades : bref toute la flotte de la comté déclinée à tous les temps sous un franc soleil de plomb. Avec pour seul partenaire à qui causer, une colonie de corbeaux !

Quant aux mordus de l'anecdote, avec le Michelin vert ils sauront tout, tout, tout, ils sauront tout sur le Jura ! Le haut, le bas, le plat, le gras, et tralala ! En effet, le Bibendum vert commente même l'inédit. Comme il attribue des étoiles aux sites remarquables, souffrez, chers confrères de notre très honorable Club des Cent Cols que je revienne tout étoilé de cette courte randonnée. Me voilà maintenant premier généralissime "Vénérable" jurassien ! La « Fête du Sel » à Salins-les-Bains, la source et la résurgence du Lison, la Forêt de Joux, le château de Nozeroy, les gorges de Langouette, les cascades du Hérisson, le lac de Chalain, le barrage de Blye, Moirans-en-montagne, la capitale du jouet, le barrage de Vouglans, le cirque de Ladoye, Château-Châlon et son vignoble à perte de vue, Arbois et la Reculée des Planches, la vallée de la Loue, Dole et cerise sur le gâteau, le cirque de Baume-les-Messieurs, sont les superstars rencontrées, découvertes, visitées, explorées et parcourues tout au long du périple. Le tout en 4 jours et par-dessus le marché, j'ai encore fait un saut à Nance pour me recueillir sur la tombe du grand-père et une halte à Bletterans pour faire resserrer mon pédalier et me taper la cloche. A défaut de cols, mon palmarès s’est enrichi d’une constellation qui gravite à une année-lumière des nébuleuses.
Petit aparté pour Baume-les-Messieurs. Voilà au moins un « trois étoiles » accessible à tout un chacun et qui donnera deux minutes quarante cinq de bonheur non-stop tout un après-midi. C’est un lieu divin. Du soleil (indispensable), une remarquable abbaye, des cascatelles qui vous transportent au pays des sylphides et des dryades, des gigantesques falaises qui vous chavirent la vue, une route qui musarde le long du Dard, un resto, l'éternelle buvette au bout du cul de sac, une grotte somptueuse dont l’entrée au pied du rocher évacue le trop-plein d’eau après de fortes pluies et pour les coliteux, une ascension aussi pentue que celle de Navacelles (Cévennes) pour mériter le belvédère situé au-dessus des « Echelles de Crançot » en font une excursion que tout cyclotouriste éclectique se doit de compter dans ses tablettes.

Mais mon coup de cœur n’est pas d’ordre contemplatif. Cette fois, il est de nature « humain ».

Reprenons les événements dans l’ordre chronologique. Ma première étape échouait à Censeau. Un petit village insignifiant perdu dans le Haut Jura sur la route de la Suisse. Perdu mais pas pour tout le monde. Surtout pas pour les arrière-arrière-arrière descendants de Louis Pasteur. Or, ma grand-mère maternelle, elle-même issue de la lignée des Pasteur, était originaire du bled. En outre, cinquante ans plus tôt, il m’avait fallu accompagner mes vieux pour saluer l’aïeul du Haut-Jura. Un grand-oncle. Le frère cadet de ma grand-mère. Le seul survivant mâle de la branche. De cette visite contrainte et forcée, il m’était resté des images très vivaces.

Donc, je fais étape à Censeau. Dans un premier temps, j’ai du mal à reconnaître la ferme qui a été complètement retapée. Elle me laisse perplexe. Ce n’est qu’après le repas du soir que je décide de satisfaire ma curiosité, d’autant plus que la bâtisse est située à un jet de pierre de l’hôtel. Rôdant à proximité de la demeure, voilà que j’interpelle un voisin qui me met aussitôt au parfum. La maison est bien celle du grand-oncle Louis, un descendant direct de la branche collatérale du grand savant.

Je remercie mon informateur et, au moment où je longe le jardinet de l’ancienne ferme, une force de la nature, moulée dans un T-shirt blanc arborant une barbe poivre et sel en broussaille, se dirige d’un pas énergique dans ma direction.
Je l’apostrophe tout à trac :

- « Savez-vous que vous habitez dans les murs de Louis Pasteur ? »
- « Eh ! Comment donc que je le sais ! C'était mon grand-père » me répond-il du tac au tac.

Mon identité est à peine déclinée qu'il m'attire dans son antre. Les atomes s'accrochent
spontanément ! Ce n'est pas tous les jours que des petits-cousins, qui totalisent à eux deux une centaine de piges, se rencontrent pour la toute première fois. En outre, on s’intéresse tous les deux à l'histoire de nos ascendants. Pierre se précipite dans la bibliothèque et en revient muni d’une bible qui traite de la généalogie des Pasteur. Il ressuscite la mémoire de son aïeul, il dépoussière les photos de famille d’avant et d’après-guerre, il commente les invités du mariage de sa maman, il raconte les heurs et malheurs des grands-oncles et des grands-tantes, il passe au crible leur descendance et se plante dans la branche de ma grand-mère. Je lui refile mes connaissances en la matière. Il rectifie ses notes et m’offre le godet qui scelle notre amitié.

Quand la machine à remonter le temps se re-stabilise sur le présent, force m’est de constater que les aiguilles de la montre n’ont pas chômé. Il est minuit moins le quart. Il est plus que temps de lever mes fesses. Bon sang ! Qu’est-ce que c’est dur de s’arracher quand on se sent bien !

Echange des coordonnées respectives et je prends mes jambes à mon cou jusqu’à l’hôtel. Là, pas la moindre lumière, même plus une loupiote. Les volets sont clos et les portes verrouillées. Je suis à la porte. Toute la petite communauté de l’hôtel ronfle dans les bras de Morphée. Comme il n’est pas dans ma nature d’enquiquiner les gens, je m’en retourne dare-dare chez le cousin. Dans l’espoir qu’il y ait encore de la lumière. Sinon je suis bon pour la belle étoile. Une étoile qu’il faut encore inaugurer chez Michelin. Quelle affaire ! Me voilà un SDF alors que l’hôtel a été payé rubis sur ongle et que le cousin m’avait offert d’emblée le gîte que j’avais refusé.

Ouf ! Il y a encore de la lumière ! Pierre ouvre la lourde avec toujours le même empressement et… met à ma disposition une grande chambre qui va me procurer le sommeil réparateur.

Réveil de bonne heure. Trop tôt. Mes hôtes sont encore en déshabillés quand je prends définitivement congé d’eux. Quant aux tenanciers de l’hôtel, il me faudra poireauter encore un bon bout de temps avant de réintégrer ma chambre où toilette, déjeuner, paquetage et arrimage des bagages sur la randonneuse seront bouclés en moins de temps qu’il faut pour le coucher sur le papier.

Quoi qu’il en soit, ce que je sais aujourd’hui, c’est que chasser des cols, c’est bien ; découvrir le Jura, c'est mieux ; mais dénicher un petit cousin, c’est merveilleux !

J. Bruffaerts

CC n°1997


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