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Une mauvaise passe

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Ca y est, ça recommence ! Je viens de quitter Livigno qui était un si beau village avant de vendre son âme au démon du fric. L’orage m’a rattrapé à Trepalle et, avec lui, la lassitude, le découragement, l’envie de tout plaquer et de retourner à la maison. L’an passé déjà, tout seul dans le rudimentaire abri de Pla Guilhem, j’étais incapable de m’extraire de la douceur du cocon, alors que le soleil dorait depuis longtemps les pentes du Canigou. Il y a deux ans aussi, au refuge bondé des Cornettes de Bise, unique et triste solitaire perdu parmi la foule bruyante, j’appelais de mes vœux le mauvais temps, prétexte à un abandon honorable. Ce soir encore, à Trepalle, mon souhait le plus cher est que la pluie ne finisse jamais et vienne mettre un point final à cette équipée cyclo-muletière à peine commencée.

Après avoir fait de ce genre d’aventure la grande passion de ma vie, se peut-il que je sois si près de la trahir au lieu de m’y accrocher pour surmonter l’épreuve où je me noie, la mort subite d’un fils de 38 ans ? Il faut croire que tout n’est pas si simple et que la bouée de sauvetage espérée s’est transformée en une chape de plomb. Après une nuit au sec, sous une tente de kermesse, le soleil illumine les alpages de Trepalle et je lui en veux de priver d’arguments mes velléités d’abandon. Pourtant, si c’est un clin d’œil du destin, il me signifie clairement que la retraite est désormais interdite et qu’il faut y aller.

Le col de Val Trela, c’est à peine 300 m à gagner, en poussage facile, pour prendre pied sur le berceau suspendu du Val Fraele occupé par deux grands lacs de barrage : une pure merveille ! Une route en rive nord et une piste en rive sud, permettent de repartir en selle. Par acquis de conscience, je pousse une reconnaissance bien au-delà du faux col de Val Mora par le vrai col de Fraele, simple point de divergence des eaux du Spöl vers le Danube et de l’Adda vers le Pô; un destin fixé à quelques mètres près. Réflexion faite, je renonce à l’interminable cheminement vers Santa-Maria, peu compatible avec un mental encore fragile et reviens parcourir d’un bout à l’autre le lumineux Val Fraele. La Michelin 218 est muette sur la suite à donner pour gagner au plus court le Stelvio sans redescendre à Bormio mais la Mair autrichienne Süd-Tyrol fait état d’une piste séduisante.

Seulement voila, ma pause alimentaire de midi à l’ombre de la chapelle Sant’Erasmo est perturbée par d’inquiétants grondements et de sombres nuées tendent déjà, en divers coins du ciel, leurs rideaux de pluie, réactivant d’un coup mon cafard endormi. Et s’envole ma vaillance retrouvée… Levez-vous donc orages désirés, qu’aux premières gouttes je dévale sur Bormio et Sondrio où je trouverai bien un train pour accélérer ma fuite ! Mais non, le ciel qui a de la suite dans les idées, en décide autrement : les foyers orageux se tiennent à distance et finissent par se diluer dans la nébulosité ambiante. Message compris : remballe ton chagrin au fond du sac et vas vers le but que tu t’es fixé !
Tournant le dos au ciel renversé que reflète l’eau du lac de Cancano, je remonte un étroit thalweg par une piste qui ne tarde pas à se diviser : la branche maîtresse continue droit par le fond en semblant s’écarter de mon objectif; aussi, c’est à pied que j’entreprends le lent grignotage des lacets pierreux et délabrés qui s’élancent à l’assaut du raide versant tombant sur la rive gauche. En haut, l’ancienne route militaire s’efface par endroits sous l’herbe de l’alpage et en pente douce s’élève à la Bocchetta di Pedenolo (2704 m) suivie de celle de Pedenoletto (2790 m), ouverte dans une crête rocheuse colorée. Ici apparaît un vaste plateau d’aspect minéral, assez accidenté, à l’extrémité duquel on distingue un tertre surmonté d’une caserne en ruine. Les lieux n’engendrent pas la gaieté, d’autant plus que je me prends à douter de l’infaillibilité de mes intuitions en matière d’orientation.

A défaut d’intuition, le bon sens commande de me diriger à vue sur la caserne, dans l’espoir d’y trouver un panneau ou une indication quelconque. Bonne idée ! Derrière la caserne, on trouve un balisage menant à droite à la proche Forcella di Rims (2769 m), appelée aussi la Forcola où les glaciers du massif Ortles-Cevedale vous éblouissent. Il ne reste plus qu’à descendre doucement le sentier à flanc d’alpage et qui vient mourir sur l’asphalte, à peu de distance du col de l’Umbrail. Comme tout exprès, il y a là un petit restaurant avec dortoir, gage d’une nuit réparatrice pour le mental aussi bien que pour le physique. C’est que dix jours d’efforts en solitaire m’attendent encore avant l’arrivée en gare d’Airolo, terme prévu de cette super randonnée cyclo-pédestre, mais, je crois que la phase critique est maintenant derrière moi et ne reviendra plus.

Le fabuleux toboggan du Stelvio me fera retrouver à coup sûr ce plaisir toujours recommencé de parcourir la montagne, plaisir que j’ai cru avoir perdu aujourd’hui !
Oui, demain sera un autre jour !

Michel Perrodin

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