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Randonnée en Himalaya : chasseurs de cols s'abstenir !

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Il est 10 heures du soir. Nous sommes assis sur un trottoir de New Delhi. Quelques mètres plus loin, des dizaines de personnes se sont installées pour la nuit, à même le sol. Nous avons réservé un bus pour Simla, capitale de l'Himachal Pradech. C'est de cette ville, ancienne capitale d'été des souverains britanniques, et résidences préférées de la classe moyenne indienne, que nous allons débuter notre randonnée.

Le but de la promenade consiste à suivre, dans sa première partie, l'ancienne route des caravanes qui reliait l'Inde au Tibet, soit environ 500 km. Cette région est ouverte aux étrangers seulement depuis 1992 ; il est encore temps de s'y rendre avant que ce ne soit la bousculade, comme c'est semble-t-il, le cas maintenant au Ladakh.

Après 2 heures d'attente, mais nous en prendrons malheureusement l'habitude, un minibus se présente. Nous n'avons pas d'autre choix que de nous y engouffrer pour une étape nocturne de 300 km. Assis sur l'essieu arrière, nous comprenons tout de suite que la nuit sera difficile, et le sommeil inexistant. Notre parcours sera agrémenté de 2 pauses thé, d'un arrêt pour réparer une crevaison dans un garage à 3 heures du matin, sans oublier les embouteillages monstres pour sortir de la capitale à plus de minuit.

Mais de tout cela, nous aurions dû nous en douter! Depuis ce matin de 14 juillet, qui durait depuis 3 jours avec ce mondial victorieux (même en arrivant sur le sol indien, nous avons eu droit à de nombreuses félicitations), les surprises se succèdent. Nous écopons d'abord d'une taxe car nous sommes coupables de voyager avec nos vélos (merci Lufthansa). A croire que c'est un luxe ! La taxe n'est pas garante d'une arrivée à bon port, car nos montures, peut-être pour retarder les mauvais traitements à venir, ont débarqué 24 heures après leurs passagers.

Bref, lorsque nous posons les pieds à Simla, à 2100 mètres d'altitude, nous sommes un peu soulagés, car nous allons enfin avoir l'indépendance que procure un voyage en vélo. Enfin presque... A 7 heures du matin, un peloton de porteurs s'empresse de nous prendre en charge pour nous conduire dans le meilleur hôtel de la ville, celui où ils ont leur commission. Mais là, renversement de situation, nous avons toujours une adresse pour déjouer leurs plans. Nous passons la journée à nous reposer, préparer les vélos, visiter la ville sous le soleil rare ici l'été, une ville à l'atmosphère singulière, un peu british.

La sortie de Simla, comme celle de toutes les villes, est assez pénible. La pente tout d'abord est fort respectable et nous oblige, déjà, à jouer du 32x22 ; la circulation ensuite, au milieu de laquelle nous avalons bien la fumée d'un paquet de cigarettes dans la matinée ; et puis la première étape est toujours particulière. La circulation à gauche, la chaleur à laquelle nous n'étions pas habitués, l'agencement des sacoches pas encore très au point, beaucoup de petits détails qui perturbent un peu la mise en route. Au bout de 30 km, nous trouvons enfin notre rythme de croisière, sur une route en corniche, qui, à mon avis, comporte le franchissement d'une dizaine de cols, malheureusement non répertoriés sur la carte (voir René Poty). A Narkanda, l'altimètre affiche 2800 mètres, soit un dénivelé de 700 mètres en 64 km ; pour une première étape, ce n'est pas si mal. Demain sera plus facile, du moins le pensons-nous.

Qu'on se le dise, il n'y aura jamais de lendemain facile. Même avec une descente de 30 km et 1600 mètres de dénivelée négative, ce ne sera pas une partie de plaisir. Il nous faut 3 heures pour nous retrouver dans la vallée de la Sutlej, cette rivière qui se rue tout droit depuis le Tibet, dans des gorges profondes. La route est tellement infâme, qu'elle fait passer nos chemins de remembrement pour des autoroutes. Nous sommes maintenant à 1200 mètres, et la chaleur est insoutenable, surtout à midi. Mais au cours des étapes suivantes, même à haute altitude, elle ne nous quittera plus. Dans nos bidons, l'eau est bouillante. Il ne manque plus que le sachet de thé !

A Rampur, nous rencontrons nos premiers touristes, une enseignante belge, et son ami, un journaliste anglo-indien. Eux, voyageant en bus, et nous à vélo, nous nous retrouverons souvent dans les rares villages-étapes de cette route mythique. Rejoindre Sarahan pourrait faire l'objet d'une courte sortie dominicale (44 km). Mais les caravaniers avaient pris soin de s'établir, pour des raisons de sécurité, en altitude. La plupart des villages susceptibles de nous héberger se trouveront donc à l'écart de la vallée, la dominant de quelques centaines de mètres. Sarahan et son superbe temple sont atteints après 17 km d'efforts et de transpiration. La montée en bus fut un moment envisagée. Mais la vision d'un tel véhicule relève plus du mirage, toujours possible par cette chaleur, que de la réalité. On ne vous reparlera plus de la route jusqu'à la fin de notre récit. Dites-vous que chaque étape eut ses portions de cailloux, de pistes sablonneuses, de travaux, de gués à traverser, d'éboulements, cela pour planter définitivement le décor, par ailleurs grandiose.

Une journée de repos est décrétée à l'unanimité. Elle se passera en partie dans l'école du village. Les écoliers n'oublieront pas ces moments de récréation imprévus, pendant que leurs maîtres devisent tranquillement avec nous. Alors que j'ouvre la porte de ma chambre, je tombe nez à nez avec un alsacien, lui aussi à vélo (VTT) sur le même parcours que nous. Victime d'une légère entorse en traversant un gué, il repartira quelques jours plus tard, et nous le retrouverons à Kaza, au fond de la vallée, 300 km plus loin.

La plus longue étape de notre parcours (94 km) ne sera pas la plus difficile. Rien d'original si l'on vous dit que nous avons commencé par une descente et terminé par une montée. A Wangtu, nous empruntons le nouveau pont inauguré en juin dernier. Le précédent fut emporté par un orage en août 97, et bloqua ainsi plus de 5000 habitants pendant 10 mois : la route étant l'unique voie d'accès de cette région. Nous restons deux jours à Rekong Peo, pour visiter Kalpa, village de montagne, et la Baspa Valley. Nos déboires avec les bus se poursuivent au rythme d'un par jour. Panne, retard ou annulation, nous sommes bien plus tranquilles sur nos chevaux de fer.
Nous les enfourchons à nouveau avec plaisir pour continuer la lente remontée des gorges toujours plus étroites. La végétation a pratiquement disparu. Nous roulons maintenant dans un univers minéral. Seuls, quelques villages-oasis apportent un peu de vie et de verdure à l'endroit où les gorges redeviennent vallée. A Puh (2900 m), pas d'hôtel, mais une guest-house avec une vue superbe. La propreté de la chambre l'est moins. Quelques débris de paille jonchent le sol. Le cabinet de toilette aurait besoin du plombier, du carreleur et du peintre. Quant aux WC, ils sont au 3 ème sous-sol... dans le jardin. Le lendemain matin nous quittons vite les lieux par un chemin qui traverse le camp militaire !

Au confluent de la Sutlej et du Spiti, nous sommes, paraît-il, à une journée de marche à pied de la frontière tibétaine. Notre empressement à quitter le village " paradisiaque " de Puh nous a complètement fait oublier le ravitaillement, complément indispensable à la pratique cycliste. Seules, 2 pommes traînent au fond du sac de guidon, pour affronter ce qui sera la plus courte, mais plus difficile étape. Une rampe de 2 km se dresse au-dessus du Spiti, cette rivière qui descend des plateaux du Lahaul. Deux cyclos suisses que nous croisons ne nous remontent pas le moral sur les réjouissances à venir. Au sortir des gorges, une route sans ombre déroule ses lacets dans un immense talus rocailleux. Le soleil en rajoute un peu. Le prochain village n'apparaît pas à l'horizon. La bouche est sèche depuis longtemps lorsque nous le découvrons. D'un tuyau en plastique, un filet d'eau, dont on se fiche complètement de connaître l'origine, sera détourné dans nos bidons chauffés à blanc. Nous sommes à 3350 mètres. Pour aller à Nako, au-dessus de la vallée bien sûr, il y a 7 km d'un chemin plus adapté à la circulation des 4x4 qu'à celle des vélos. Nous les chargeons dans la benne d'un camion. Et c'est en compagnie d'une quinzaine de paysans, au milieu des sacs de la récolte de petits pois, que nous atteignons notre escale du jour.

Record battu ! 1h15 pour descendre les 7 km que nous avons montés hier soir en camion. Et ce n'est pas fini. Quelques kilomètres plus loin, une charmante cascade traverse la route. Un jeune homme s'empare des vélos et traverse l'eau glaciale sans sourciller. Nous nous déchaussons, regardons bien où il met les pieds, et la main dans la main traversons le courant avec l'eau au-dessus du mollet. Sur le chemin du retour, en bus, et 10 jours plus tard, cette cascade nous donnera d'autres émotions. Arrivés à 100 mètres de l'endroit stratégique, le chauffeur nous fait signe de descendre, on ne passe plus. Effectivement l'eau a sérieusement monté, pour atteindre les genoux. En outre, un camion est tombé dans le ravin, emportant avec lui une partie de la route. C'est sur une remorque tirée par un tracteur que nous traversons avec nos vélos. De toute façon, on nous assure qu'un bus viendra à 14 heures de l'autre côté. Les autochtones, habitués aux caprices de la route, partent à pied ou hèlent une jeep de passage. Nous, confiants, attendons. Le car arrive... le lendemain matin à 8 heures ! Nous dormirons chez l'institutrice du village proche.

Retour sur la route, en direction de Tabo, village réputé pour son monastère vieux de 1000 ans et ses peintures murales très bien conservées. Nous y passons une journée de repos agréable. Nous assistons à l'office des moines le matin, déjeunons de délicieux momos (raviolis tibétains), et faisons la connaissance d'une association française désireuse de construire une école tibétaine. L'école publique enseigne l'hindi, le tibétain étant considéré comme langue étrangère. La population locale voudrait bien, à juste titre, inverser la tendance.

Kaza sera le terme de notre périple cycliste, du moins nous ne le savons pas encore lorsque nous en prenons le départ. Un départ à pieds mouillés, des sources ayant choisi la "route" pour sortir de terre. Le goudron est de moins en moins présent, mais il avance timidement. Je questionne le responsable d'un chantier qui employe 40 personnes : "100 mètres par jour" me répond-il fièrement ! Tout est fait main.

Kaza, c'est un peu le bout du monde. Proclamé capitale du Spiti, avec ses 700 habitants, on y trouve à peu près tout. Nous passons cinq jours dans cet oasis à visiter les villages de la région, en bus et à pied. Kyber, plus haut village habité du monde (paraît-il ), le monastère Ky sur son éperon rocheux, le festival bouddhique de Kungri et ses danses étonnantes, le monastère de Dhankar dans un décor exceptionnel, et cette douceur de vivre tibétaine. On apprécie ce havre de paix comme savent les entretenir les peuples de l'Himalaya. Dans cette vallée peu fréquentée encore par les tour-opérators, nous ne rencontrerons qu'une dizaine de véhicules par jour et à peine plus de touristes. Pourtant, un soir, nous nous retrouvons à dix français au café Layul, endroit qui est devenu au fil des jours notre cantine.

Et puis, il a fallu repartir. Tous les jours nous étions à l'écoute de radio-routards pour savoir si la route de Manali était ouverte. Cela aurait été un fameux raccourci. Malheureusement, seules les jeeps pouvaient circuler dans des conditions acceptables, et à des tarifs prohibitifs. Seule solution donc, le bus, avec un échantillon de ce que vous avez lu plus haut. Quatre jours de route, dont je vous tairai les détails par manque de place, pour rejoindre Daramsala et une autre colonie tibétaine. Et là nous avions le secret espoir, et nous avons eu la chance, de voir SS le Dalaï-Lama, chef du gouvernement tibétain en exil. C'est donc avec beaucoup d'émotion (s), dans tous les sens du terme, et après une nuit de bus, que nous sommes retombés, dans la folie qui envahit la capitale indienne.

Voilà un "raccourci" de notre modeste randonnée dans des lieux à la fois hostiles et hospitaliers, arides et verdoyants, où les hommes et les femmes effectuent chaque jour des miracles pour vivre en parfaite harmonie avec la nature.

Arlette et Daniel LAPRUN

de FERE CHAMPENOISE (Marne)


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