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Sur une jambe

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C'était en avril 1996, dans la Montagne Noire. Mon épouse m'avait laissé à Béziers sur le trajet habituel qui nous conduisait des Alpes Maritimes à notre maison de vacances au sud de la Dordogne. La randonnée commençait sous d'excellents augures. Trois cols gravis la veille, à cheval entre le bassin méditerranéen et le bassin atlantique. Une nuit fraîche et étoilée à l'abri d'un auvent, avec des pétales de givre pour décorer la salle à manger champêtre au petit matin. Il restait deux cols à franchir à proximité, avant de plonger sur l'Agoût et de rallier le Périgord par quantité de routes secondaires qui obligent à couper les vallées du Tarn, de l'Aveyron et du Lot avant de rejoindre celle qui m'est familière, du Dropt, entre Lot et Dordogne. Aucun autre col au programme, mais, des côteaux à foison.

Charme des randonnées de mi-saison en attendant la pleine saison ; celle où le climat autorise la traversée du Massif Central, rude dans sa partie orientale, où Cévennes et Vivarais foisonnent de passages qui, outre le cap à l'ouest, fournissent aussi le prétexte de franchir nombre de cols, même s'ils ne sont pas inédits sur la liste des "Cent" du même nom.

Pour les amateurs de facilité ou les cyclos disposant de peu de temps, il faut souligner que les vallées du Lot et du Tarn sont de rapides couloirs de progression vers l'ouest et la verte Aquitaine, en évitant la plaine languedocienne et la vallée de la Garonne, moins riches en itinéraires cyclo-champêtres.

En ce dimanche de Pâques, j'en étais à calculer que je pouvais espérer arriver le lundi pour le déjeuner, plus ou moins tard suivant la force du vent dominant ; le vent d'ouest. La pente n'était pas bien raide, propice à méditation, peut-être bien somnolence. Brusque réveil ! Me voici le pied droit à terre, une fraction de manivelle encore arrimée à la pédale, le guidon de travers, entraîné par le lourd et encombrant sac à dos, celui qui trône sur un porte-bagages renforcé et impressionne tant les non initiés. A la limite de la chute, je rétablis tant bien que mal l'équilibre en dégageant mon pied gauche de son cale-pied.

Bien réveillé cette fois, je constate les dégâts. C'en est fini des projets coupant les affluents de la Garonne !
On regarde la carte d'un autre œil sachant qu'il faudra bien 48 heures avant de trouver un vélociste en activité. Avec une manivelle réduite à l'état de moignon, deux symboles topographiques deviennent de première importance : où sont les voies ferrées, où circulent les rivières ?

Rallier la Dordogne, du moins le Lot-et-Garonne, par le train en changeant à Toulouse me prendra bien la journée en ce jour de trafic réduit. Programme guère réjouissant en ce dimanche pascal radieux ! Reste à exploiter les ressources de la carte au 1/200000 et à trouver les routes suivant au plus près un affluent de la Garonne en contournant l'agglomération toulousaine par le nord.

Et c'est parti pour une partie de manivelle ; manivelle au singulier ! Premier problème, démarrer du pied gauche. J'avais déjà expérimenté ce genre d'exercice dans la montée d'Ilonse dans les Alpes-Maritimes. Cette fois-là, un chicot d'axe de pédale permettait de soumettre la manivelle droite à une légère pression, suffisante pour assurer une certaine régularité de révolution (si on peut dire) sur une pente moyenne.
C'est maintenant bien différent. Où placer le pied droit ? Pas question de le laisser pendre comme une breloque ! L'angle aigu de la cassure n'autorise qu'une position oblique de la jambe. Il faut fabriquer un support prenant appui sur le porte bidon. Inutile de chercher bien loin ce support : c'est la pédale et le reste de manivelle qui fera l'affaire.

Après quelques mises au point à base de courroies et sandows, il ne reste qu'à prendre son élan....pour constater, au bout d'un kilomètre, que la jambe gauche ne peut pas soutenir un rythme continu, même sur route plate. Et il reste 200 kilomètres, vent contraire bien évidemment !

Il faut changer de tactique ; deux tours de manivelle (toujours au singulier), puis, une pause et on recommence. Me voici progressant de manière saccadée dans la campagne tarnaise, tout heureux d'avoir pu parcourir 10 kilomètres dans la première heure sans autre douleur, paradoxale celle-là, de la jambe droite ankylosée qui n'apprécie pas la position repliée.

L'espoir renaît jusqu'à la première côte, bien modeste, du village de Puylaurens. Quelques pour cent qui, en temps normal, ne nécessiteraient que quelques mouvements de manettes. Ceux qui connaissent ma tendance à "tirer grand" apprendront que c'est sur un ridicule tour de roue que je parviens, en tirant la langue, au terme de cette redoutable côte. Bien plus tard, un superbe village perché près de la Garonne, affublé d'une pente à 5 % me verra franchir, ô honte, les derniers hectomètres à pied.

Et il m'a fallu deux pleines journées pour traverser une des régions les moins accidentées de France avec ma demi-paire de manivelles.
C'est en de telles circonstances qu'on ne peut que mettre chapeau bas face à ce cycliste unijambiste du triathlon de Nice, dont j'ai suivi le vélo adapté, à allure honorable sur les pentes du col de Vence proches de 10 % dans certaines parties. Une des manivelles, non solidaire de l'axe supportait la jambe invalide en position basse.
Chapeau bas aussi devant notre " Cent Cols " de Metz qui a gravi son millième col, le col du Pilon, pas si loin d'ici, et dont il nous a relaté naguère l'ascension.

A son palmarès, 1000 cols. Au mien, la côte de Puylaurens à jeu de jambe égal !!!
Bravo Bernard ! Tes exploits, tes récits prouvent qu'on peut surmonter de graves handicaps. Que le vent, la pente, la fatigue pèsent peu, quand on dispose de ses deux appuis et de ses deux leviers !

Et de me souvenir de cette apostrophe de cette brave dame du Tarn-et-Garonne à l'accent rocailleux, me doublant au guidon d'une bicyclette hors d'âge.
- Elle est malade votre jambe ?
- Tout va très bien, madame, et quelle chance nous avons de disposer de nos deux jambes !

Michel VERHAEGHE N°204

de VENCE (Alpes-Maritimes)




Avec ses deux jambes, Michel Verghaeghe à escaladé, dans sa vie de cyclomontagnard, plus de 7000 cols différents (c'est notre "Maitre"! ) J.P.

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