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Manœuvres d'automne au Panixer Pass

Revue N° 29 Page 84

Cyclochardiser en montagne, il y a 35 ans, était plus plaisant qu'aujourd'hui.

On connaissait encore le délicieux frisson de se perdre sur des sentiers pas souvent balisés, et bien sûr, le plaisir correspondant de se retrouver. Mais surtout, l'hospitalité n'était pas une vertu en voie d'extinction, et nous apportait son cadeau quotidien, qui allait du sommaire bivouac dans le foin odorant, aux délices du profond plumard campagnard ; et dans les bons jours, le repas du soir et le petit déjeuner en famille, dans l'ambiance conviviale que permettait alors l'absence de la télévision ; la confusion des langues, par les efforts comiques qu'elle exigeait de chacun, faisait qu'à défaut de toujours se comprendre on s'entendait plutôt bien. L'explosion du tourisme de masse et de ses corollaires : attrait du profit et méfiance chez les uns, sans-gêne et vandalisme chez les autres, la télé tyrannique pour finir, ont relégué cet âge d'or au placard des souvenirs touchants mais définitivement révolus. On ne s'égare plus guère, de nos jours, mais adieu veillée d'Oulens, de Melago, de Veitsch, et combien d'autres ! C'était vraiment le bon temps.

Cette nuit de septembre 1965, j'ai dormi dans une ferme grisonne de Versam, au lit si moelleux que mon réveil tardif m'oblige, horrible détail, à faire l'impasse sur le plantureux petit déjeuner... gratuit, cela va sans dire. C'est que le programme d'aujourd'hui interdit la flânerie. A moi Goethe, Heine, Schiller de mes 17 ans ! Aidez-moi à persuader ces bonnes gens du bien-fondé de mon douloureux sacrifice sans avoir l'air d'un goujat.

Prière exaucée. A 9 heures je suis dehors, la honte pour un abonné aux aurores, à quoi vient s'ajouter une inquiétude justifiée : il fait froid sous le plafond gris, et la neige est descendue cette nuit sur les Alpes glaronnaises jusqu'à un niveau que mon œil encore chassieux évalue à 2100/2200 m. Du calme ! Ça ne fait jamais que 200 à 300 m sous le col, et puis, vus les délais de route nécessaires pour y arriver, et pour peu que le soleil y mette du sien, le problème aura disparu. En route !

Début de parcours accidenté, épatant pour réchauffer la carcasse engourdie ; ça se passe soit en forêt, soit en balcon impressionnant au-dessus du Rhin dont le ruban vert pâle se fraie un chemin en force à travers le colossal éboulement de Flims, un des cataclysmes majeurs des Alpes. Dans la descente au pont d'Ilanz, la fraîcheur ambiante m'oblige à sortir le mouchoir de Cro-Magnon, aussi efficace envers la goutte au nez qu'à l'encontre d'un éventuel suceur de roue clandestin, qui se verra gratifié de quelques embruns légers mais néanmoins salubres, car nous sommes en Suisse.

Le Rhin franchi, on trouve à 3 km en amont, Rueun où une petite route, alors en terre battue, vous expédie à Panix, 600 m plus haut, en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire en Romanche ; c'est dire si ça grimpe. Et c'est ce moment pénible que choisit le soleil pour me fouetter le moral. Tout ce décor subitement illuminé au prix de quelques litres de sueur : ne boudons pas ce plaisir que je devine éphémère.

En effet, au-delà de Panix, les déluges de ces derniers jours ont transformé le chemin en une succession de bourbiers ; des coulées de boue ont malmené le parcours qui s'élève durement en sous-bois. Le ciel rassombri vient ébranler mes certitudes, mais la divine Providence veille et envoie à ma rencontre, un trio de militaires qui vont sans doute raviver ma flamme vacillante. C'est qu'un soldat suisse, c'est du sérieux. Rappelez-vous : En 40, quand les Allemands virent se hérisser de plots antichars les frontières de la C.H., ils commencèrent à ch... abondamment dans leurs braies, mais quand les services secrets helvétiques eurent fait courir le bruit qu'on allait rapatrier en renfort la garde pontificale, un vent de panique s'abattit sur l'O.K.W. qui décommanda illico l'invasion. C'est ainsi que le Reich échappa à une défaite honteuse et prématurée, et que la Suisse put jouir d'une fructueuse neutralité. Même qu'un monument commémore ces glorieux instants, la Sentinelle des Rangiers, entre Délémont et Porrentruy. Preuve que je ne vous raconte pas n'importe quoi.

Après cette intéressante digression historico-militaire, revenons au présent. Bien loin de me regonfler, les soldats me brossent un tableau apocalyptique de la situation : il y a des passages éboulés et 50 cm de neige en haut, par conséquent, je serais fou de continuer. Dur à entendre. Reste qu'en pareil cas, je consulte toujours mon for intérieur qui se révèle souvent de bon conseil ; en l'occurrence, il me suggère que j'ai été victime d'un mirage et qu'il n'y a pas plus de militaires ici que dans un couvent de Carmélites, bref que je ne sais rien, et qu'au point où j'en suis ... D'ailleurs si mes souvenirs sont exacts et si on veut bien m'accorder une seconde digression historico-militaire, l'armée de Souvorov a franchi, entre autres cols, ce Panixer Pass en 1799, au cours de sa partie de cache-cache avec Massena. On peut en conclure qu'un cyclochard encore frais et pas trop moulu, ne sera pas ridiculisé par une horde de moujiks loqueteux et faméliques, parvenus exténués du fond des steppes de l'Asie centrale.

C'est décidé, je continue. Toujours des bourbiers, dont je parviens à m'extraire avec des bonheurs divers et en sauvegardant une apparence à peu près humaine. Au sortir de la forêt, un grand contour facile me conduit à un superbe chalet d'alpage, au sol aussi net qu'un billet de la Banque Fédérale. Un rapide repas, allongé d'un litre de lait frais, réduit au minimum incompressible la perte de temps, car le but est encore loin et l'imprévu plus que probable. D'autres soldats arrivent, d'en bas cette fois, toute une escouade. L'aubaine inespérée : en m'accrochant à leurs basques, c'est l'assurance d'une aide efficace en cas de besoin : il faut bien que les manœuvres servent parfois à quelque chose. A moins qu'ils ne m'obligent à poireauter deux heures ici, le temps d'aller arroser leurs silhouettes en carton et de glaner ensuite les douilles dans l'herbe. Je connais le coup, ils me l'ont déjà fait.
En attendant, le sentier se remet à grimper, plus ou moins fort, serré contre une paroi rocheuse qui surplombe de très haut le torrent échappé d'un énorme cirque. Tout à coup, mes poissons pilotes casqués s'arrêtent, palabrent quelques instants, font demi-tour. Inquiétant. Ou bien un obstacle insurmontable vient de leur être signalé, ou bien l'armée suisse n'est plus digne de ses valeureux aînés de 1940. Pourtant, plutôt que de m'informer, au risque de passer pour un espion à la solde du redoutable Lichtenstein, du motif de leur retraite, j'opte une nouvelle fois pour l'attitude de l'autruche, troquant 50 % de risque possible pour 100 % d'angoisse assurée, comme ces malades qui refusent de connaître leur mal. Un des soldats me filme au passage, sans doute dans l'espoir sadique qu'un faux-pas me consacre vedette involontaire de sa production. Cela ferait à coup sûr désopiler dans les chaumières. Désolé de le décevoir, mais je n'en suis pas plus fier pour autant, car me voilà bien seul avec mon petit vélo et mes grosses questions.

Vers 2000 m, seulement quelques taches de neige, mais les ennuis ne vont pas tarder, je sens ça. D'abord une prairie en pente douce, toute bosselée et criblée de trous remplis de neige fondante, au bord d'un torrent creusé de marmites. Venus du col, des promeneurs, civils ceux-là, apprécient de manière nuancée ma prestation amphibie : admiration chez l'un, stupéfaction chez l'autre, tandis que le troisième s'imagine me navrer en me traitant de wahnsinnig (cinglé). Rien à redire, c'est conforme à l'éventail des opinions habituellement exprimées. C'est même excellent pour le moral puisque aucun ne me dissuade de continuer.

Dans le ressaut terminal, haut de 150 pmm, sous la sombre muraille du Hausstock, le sentier enneigé, raide et glissant, se grignote à petits pas, en plantant le vélo tous les deux mètres. Le col de Panix est un petit plateau horizontal enfoui sous x m de neige fraîche. Des rangées de stalactites pendent sous le toit de la cabane fermée. Les soldats n'avaient pas exagéré ; donc il faut s'attendre, selon une logique simpliste mais irréfutable, à deux bonnes heures de brasse dans la face nord. Si encore c'était là le seul motif pour obscurcir ma joie d'être ici ! Mais il y a ces sombres nuées qui s'obstinent, et surtout cette évidence alarmante : si les éboulements annoncés n'étaient pas dans la montée, on peut en déduire, même avec un Q.I. amoindri par les efforts consentis, qu'on les trouvera dans la descente ; et s'il vous plaît, le plus tôt possible, pour n'avoir pas à remonter depuis le pied du col. Bof ! Qui vivra verra.

Vélo à l'épaule, dans la neige jusqu'aux genoux, attentif à bien suivre les traces pour ne pas m'écarter de l'invisible sentier, j'atteins sans trop de misères, l'extrémité du plateau.
La descente, divine surprise, est un vrai régal. Tantôt courant, tantôt en long pas glissés de deux à trois mètres, la bécane faisant frein dans la couche épaisse, en 40 minutes je suis au sec. Sous les noires parois striées de cascades argentées, il ne manque que le soleil pour que la fête soit complète. Oubliés, les éboulements chimériques, élucubrations engendrées peut-être par quelques décis de Fendant. A l'alpage d'Oberstafel, il est trop tard (ou trop tôt) pour avoir du lait, mais le cri du cœur lancé par le berger vaut bien toutes les nourritures terrestres :
"Das ist eine Leistung !" (C'est un exploit). Que voilà un vrai connaisseur !

Il est vrai que nous étions alors les rois de la montagne, parfois incompris, voire moqués, mais le plus souvent admirés et enviés. A présent, les pitreries ostentatoires du VTT ont relégué, aux yeux des profanes, nos prestigieuses chevauchées au rang d'exhibitions pataudes qui laisseraient indifférent le berger d'Oberstafel. Qu'importe, ce n'est pas pour la galerie qu'on traque l'aventure, c'est pour nous.

A Wallenbrugg, elle est finie pour aujourd'hui l'Aventure avec son grand tas. Ils défilent un peu trop vite à mon gré, les jolis villages du Sernftal : Elm, Matt, Engi, mais il est interdit aux vélocipédistes d'attacher, à leur machine, des branchages en guise de frein ; c'est mon guide Bädeker qui le dit ; je sais bien qu'il date de 1913, mais la Suisse est un pays respectueux des traditions et des lois, alors prudence.

De Glarus c'est la lente remontée du mystérieux Klöntal où dort l'eau noire d'un lac romantique au pied des falaises du Glärnisch. Demain nous retrouverons les moujiks de Souvorov au col du Pragel, mais ce soir à Richisau, un vieux paysan solitaire me fera une place dans son grenier après m'avoir rassasié de pain, de fromage et de saucisses. Il avait sans doute deviné que j'étais en manque.

C'est vrai qu'elle était belle alors, la montagne !

Michel PERRODIN N°26

de TALANT (Côte d'Or)


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