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A bras raccourcis

Revue N° 20 Page 56

Le plus court chemin d'un point à un autre, c'est la ligne droite.
Voilà un des ces sacro-saints principes géométriques battus en brèche par la montagne ! Il arrive bien souvent qu'on aille plus vite en contournant un massif qu'en le traversant.

Les Andes, de la Colombie à la Terre de Feu, pas question de les contourner ! Tellement vaste qu'on y logerait l'Europe et son rideau de fer sans grand' peine. L'altiplano andin... vous viennent à l'esprit des images fulgurantes du Pérou ou de la Bolivie, pêchées sur quelques affiches, style salle d'attente des gares SNCF. Ben, pour cette fois on vous en causera de l'Argentine.
Ce pays, tout comme le Chili, a également son altiplano, moins connu et donc moins fréquenté touristiquement. Pour le traverser, il faut franchir des passages millénaires que sont les 'abras', ces ouvertures qui deviennent parfois 'cuesta' ou 'portezuelo', cachant sous ces noms anodins de redoutables grimpettes. Le noble terme de 'paso' est réservé au passage de la ligne de crêtes séparant Chili et Argentine et parfois à un simple passage frontalier, style France- Belgique.

Salta, dernière grande ville d'Argentine avant la Bolivie, à seulement 1187 m. Une chaîne de montagnes défiant le ciel, domine la campagne salteria, masquant les hauts plateaux situés au-delà. Avant mon départ, les gens d'ici m'avaient mis en garde: "Il fait un froid terrible, tout se congèle, et puis c'est le désert, vous serez tout seul et puis il y a la 'puna' : le mal d'altitude, on a déjà vu des chevaux en crever et des gens cracher le sang !" Vous avez déjà vu un vélo cracher le sang, vous ?

C'est ainsi que je quittai pour deux semaines mes amis saltenos, ainsi que l'asphalte, en direction de la Quebrada de Escoipe. Une 'quebrada' ça désigne un petit canyon, mais certains sont devenus grands ! Celle-ci est impressionnante, vite grandiose avec ses pans de roches colorées, ravinés par les pluies d'été et ses sommets à l'assaut du ciel. C'est là que je passerai une première nuit, sous un ciel étoilé à coté duquel la bannière étoilée US fait un peu article en solde. C'est l'hémisphère sud et son chapelet lacté, ses trous noirs révélés par la clarté exceptionnelle de l'air. Tiens, une étoile filante ! Au matin, un cyclo au pied de la Cuesta del Obispo. 'Côte' redoutable car me voici, après quelques habiles caracoles (escargots) à 3620m. Excusez du peu. Non ce n'est pas encore l'altiplano, tout juste un plateau de moyenne montagne. Mais les habitations et la végétation ont disparu et l'eau avec. Je trouve le moyen de me fourvoyer par erreur sur une piste qui me fera aller jusqu'à la 'Abra de Isonza' : c'est la route d'Amblayo, pueblo complètement enclavé dans la montagne, qu'on atteint au prix d'un vaste détour et de deux hauts cols. Un bout du monde, à seulement 40 km du goudron à vol d'oiseau...

Ce détour involontaire m'a coûté du temps, et me voici abordant la 'Recta Tin Tin' à la tombée du soir. A l'image des voies romaines, cette 'Recta' est une ligne droite tracée par les indiens en pleine montagne. Pas de mal, l'endroit s'y prête, se relevant doucement jusqu'au 'Portezuelo Tonco', toujours à 3000 m. C'est à des indiens, passant à vive allure sur les chevaux fiscaux de leur Dodge, que je quémande une eau quelque peu suspecte, mais qui me permettra de ne pas mourir de soif.
Enfin une descente sérieuse jusqu'au pueblito de Payogasta à 2400 m. Je suis dans la vallée Calchaqui, chargée d'histoire, garnie de ruines pré-incas, d'églises des conquistadors, de souvenirs encore plus lointains telle la momie de Cachi. Je remonte cette vallée jusqu'à La Poma, dernier pueblo, traversant auparavant une multitude de hameaux indiens et de paysages de roche, pâte à modeler de titans. Et des visages ! A El Rodeo, Teresa, institutrice indienne, tout sourire sous sombrero, m'accueille avec joie. Elle m'a vu passer dans le journal et me voit passer sous les yeux maintenant.

Au delà de La Poma c'est l'inconnu. La piste, route nationale, n'y est plus entretenue et les gens de Salta étaient peu enclins à me conseiller d'y aller. Saladillos, dernier feu de camp, dernière école. Surprenant ces villages-école, un peu comme en Scandinavie: les maisons sont éparpillées dans la montagne, accessibles par quelques chemins vaguement empierrés et les enfants se retrouvent à l'école du village, un village sans maire, sans commerce, mais souvent avec une église ou une chapelle.
La circulation déjà rare devient absente. Je dépasse bientôt la dernière ferme, pauvre, aux murs d'adobe (terre non cuite) au toit de paille, au sol de terre battue. Non loin, le four à pain, l'enclos pour un maigre troupeau de biquettes et les 'llamas' (lamas). Allons donc, il faut traverser deux fois le rio ! L'eau est archi-glacée et je dois me précipiter, la traversée faite, pour réchauffer les pieds partis pour l'élection du plus beau glaçon de l'année. Les deux gués suivants sont plus aisés, annonçant la prochaine montée au col. Je suis à près de 4000 m.

Les virages s'imbriquent les uns dans les autres, avec quelques superbes passages en corniche, d'où on peut admirer la chaîne de sommets flirtant avec les 6000 m et qui commence à être couverte de neige. Eh, nous sommes fin mai, soit l'équivalent de la fin novembre chez nous ! A 4200 m, apparaît la caterpilar, la machine qui permet de temps à autre, de donner à la piste et ses calamines (tôle ondulée) un air de deuxième jeunesse. C'est cette machine qui aurait besoin de cet air, donnant l'impression de croupir ici, avec ses carreaux étoilés de jets de pierres provoqués par la piste qui se défend comme elle peut. Verriez-vous une caterpilar vous passant sur le corps ? En tout cas, excellent abri pour se confectionner une polenta aux saucisses !

Et c'est reparti. Bien d'abord, poussif ensuite : à 4500 m, la piste entame une pente vertigineuse. De plus, ça fait visiblement longtemps que la machine n'est pas montée si haut, si j'en juge par l'amoncellement de cailloux. Le vent froid, fort, de face depuis hier use mes forces. Surtout la 'puna', le redoutable mal des montagnes achève de... m'achever. Le souffle court, yeux et cœur qui cherchent à sortir de leur orbite, s'essayant à une parabole artistique digne d'une fusée Ariane retournant à son point de départ après une petite escapade dans les airs.
Tout le monde descend ! Et pourtant, le terminus n'est pas encore là.
Je l'aperçois enfin au détour d'un virage, me narguant de toute sa hauteur. Encore tout ça à escalader ? Et me voilà, luttant littéralement pied à pied avec les lacets, au point que je me demande si je ne marche pas dessus. Et la neige maintenant ! Honte sur moi et sur cinq générations ! Cinq kilomètres de marche en deux heures de temps pour boucler l'ascension d'un col ! Mal de tête, mal de gorge et les feuilles de coca coincées dans un coin de la joue n'y font pas grand-chose. La 'puna' c'est la 'puna'. Et le vent ! Cette furie ! L'honneur est sauf, je me farcis la dernière ligne droite à vélo, tel pour un sprint.

Abra del Acay : 4895 m ! Plus haut que le Mont Blanc ! Et plus congelé qu'un esquimau glacé. Plus guère envie, vu l'heure de grimper pour le plaisir à plus de 5000 m, la nuit est proche. Curieux : bien que toujours déserte, la piste est excellente de ce côté-ci, moins pentue et le vent est désormais favorable. Pour l'eau, il faudra attendre plus bas. Les ruisseaux sont désormais gelés jusqu'à 4000 m. Eh bien voilà, il est passé ce col. Et dire que je m'en faisais une montagne !

San Antonio de las Cabres, 3447m : loin de la vie trépidante des 'villes du bas', ce gros bourg de mineurs est le point de ralliement de tous les commerces, tous les services de l'altiplano salteno. Notamment, présence d'un hôpital. On m'y file de quoi venir à bout d'un début d'angine qui va me durer pour le reste de la journée et une partie du lendemain. Et la 'puna' n'arrange rien, pas plus que le froid polaire entre 3 et 8 heures du matin.
Par contre dès que le soleil parait, c'est la chaleur intense. Amis lecteurs et néanmoins cyclo-montagnards confirmés, je vais passer sous silence une semaine de randonnée dans ces montagnes. Sachez cependant que je suis allé jusqu'à Susques, où je vais présider en compagnie des 'officiels' la fiesta en l'honneur du 25 mai, jour de l'indépendance. D'autre part, il y a dans ce coin quelques 'abras' entre 4000 et 4600 m à grignoter à grandes dents servis comme sur un (petit) plateau, qu'il y a des vallées superbes aux couleurs splendides, des villages indiens à la population chaleureuse. Ca valait bien une semaine non prévue au calendrier de mon circuit.

Retour donc à San Antonio, la peau un peu plus brûlée qu'à l'ordinaire, les mains souillées de ce satané pétrole, unique moyen de se faire un peu de cuisine. A Murano, je passe la nuit en compagnie des cheminots de la gare, unique lieu habité avant le dernier col. Cette ligne de chemin de fer reliant Salta (Argentine) à Calama (Chili) voit passer des trains de minerais et surtout connaît un parcours fantastique, la voie culminant à 4500 m et franchissant les passages difficiles à coup de 'viaductos', de 'cornisas'... Du reste, un train touristique, au nom évocateur (train de los nubes : train des nuages), unique train touristique, fait le voyage chaque semaine de Salta à San Antonio.
Je me contenterai de la piste, comme d'habitude. Avec le vent violent de dos, je ne tarde pas à atteindre La Abra de Murano, 4050 m, un nain ! Descente digne des montagnes européennes : 10, 11, 12... J'abandonne le compte, il y a tellement d'épingles à cheveux qu'on y perdrait une botte (la prochaine fois, je vous la ferai avec les aiguilles d'une chaîne de montagne, vous verrez, ce sera plus marrant). J'atteins Las Cuevas puis Santa Rosa de Tastil et les ruines d'un immense village pré-inca. Tranquillité, quiétude du lieu comparable à Olympe en Grèce. Ces pierres patinées ont vu vivre nos frères humains d'un autre temps, quasiment d'un autre espace...

Les gens de San Antonio m'avaient affirmé qu'on trouvait des commerces tout au long de la descente, bernique! Et je me rabats sur un paysan qui me donne un morceau de pain. Je ne mourrai pas de faim ce soir. (Bon, précisons qu'il me restait de la soupe, du lait et du thé. Pas de quoi en faire un plat !).
Revenu à 2500 m dans la splendide Quebrada del Toro décorée de roches ravinées, tailladées, colorées dans presque tous les tons de l'arc-en-ciel, bref rien que de très normal par ici. Je pensais, alors, être tiré d'affaire. Que nenni ! La piste descendant tranquillement jusqu'alors, se met à faire la folle, zigzaguant dans cette large vallée caillouteuse où divague un rio suffisant pour humecter les jambes. Et sans pont, bien évidemment. En ce matin frisquet, je dois traverser une dizaine de fois ce tourbillon d'une eau froide et boueuse qui s'insinue jusque dans la roue libre, tandis que la voie ferrée passe les pieds au sec.

Ouf ! Pas fâché d'atteindre bientôt Campo Quizano, qui annonce l'agglomération de Salta. Ce petit tour sur l'altiplano aura été une bonne préparation pour me rendre en Bolivie et au Pérou. Mais si l'Argentine est moins riche en histoire que ces deux derniers pays, la beauté des sites et surtout la gentillesse, l'hospitalité de ses habitants font qu'il devient très intéressant d'aller chercher la montagne dans ce pays ou chez son voisin : le Chili. L'occasion de monter à vélo plus haut que le Mont Blanc à deux ou trois jours de route de la plaine !

Nota : En Argentine, à deux endroits on peut monter à vélo à plus de 5000 m. Depuis la Mina El Aguilar (accessible par une route revêtue depuis Tres Cruces, sur la RN9) : l'accès par la route étant contrôlé, vaut mieux passer par la bonne piste venant depuis Tres Morros via Piscuno. De El Agular, monter à la Veta, corons à 4509 m puis prendre vers la droite la piste du réémetteur qui passe par un petit col. Au delà, une piste à gauche monte en lacet sur une crête. De là, une vieille piste monte encore sur la droite, jusqu'à 5010 m. Deuxième possibilité : depuis Mina Pirquitas : il faut descendre par l'ancienne route via Munayoc : du pont, à un carrefour, une piste monte abruptement jusqu'au relais de Cavalonga, à plus de 5100 m.

Frédérick FERCHAUX

Tour du monde à vélo


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