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L'inauguration

Revue N° 20 Page 39

L'euphorie procurée par la superbe descente du Col de l'Arzelier s'est évaporée progressivement après avoir arpenté le dédale des rues d'un lotissement, slalomé sur l'esplanade d'un supermarché et erré dans les immensités d'une zone industrielle.
Oh combien je regrette de ne m'être pas préparé au Critérium du Jeune Cyclo !
J'abandonne mon idée d'aller de Vif à Saint-Egrève sans passer par Grenoble et je me résigne à filer plein Nord vers la capitale du Dauphiné.

Mes souvenir d'un lointain BRA ne me sont d'aucune utilité et j'en déduis qu'il doit y avoir des années lumière entre le Grenoble de 3 heures du matin et celui d'onze heures.
Mon but est simple maintenant : traverser la ville, rejoindre l'Isère, trouver un pont vers septentrion.
Pour quelles raisons j'infléchis ma route vers la gauche ? Allez savoir ! Les panneaux que je découvre n'indiquent aucun des noms que la Michelin révèle avec parcimonie. Comme toujours dans ce cas-là, je fais n'importe quoi, me fiant à ma bonne étoile.

Youpi ! Un pont... c'est merveilleux. De toutes façons je suis condamné à l'emprunter car toutes les autres issues me sont interdites : sens unique !
J'enjambe l'autoroute, une voie de chemin de fer, une rivière et... j'entre dans Fontaine. C'est plein Ouest, ça ne me convient pas du tout.
Quand je pense que Stendhal à écrit "Grenoble... au bout de chaque rue... une montagne" cela me fait sourire.

Ne pouvant pas revenir sur mes pas et me refusant de remonter jusqu'à Veurey j'opte pour un hypothétique pont à droite. Je m'engage sans hésitation dans un labyrinthe de rues consacrées aux gloires éteintes d un système qui évoque désormais plus de fossiles que la faucille.

La rotondité du Néron me narguent, inaccessibles, du haut de leurs 1.298 mètres, j'enrage. Si les panneaux disent la vérité, je vais droit sur l'autoroute. Tant pis, je continue et j'ai sans nul doute raison car une piste cyclable est signalée. Je m'y engage et c'est la surprise : une piste d'essais pour VTT ou engins blindés ne serait pas plus mal revêtue.
Je serpente longuement et... catastrophe... me voilà revenu à mon point de départ, juste au pied de ce panneau de guingois qui signalait cette "piste".
Que faire ? Je vote pour un second tour et je me faufile sur une bretelle qui conduit à l'autoroute car il me semble bien apercevoir une issue possible avant le confluent.

Cette manœuvre hardie m'a fait gagner quelques mètres mais je suis maintenant isolé dans une sorte de delta autoroutier. Pas de sortie en vue et en prime un vacarme assourdissant.
Que faire ? Pas un archer de la République, pas un seul mousquetaire présidentiel, pas un seul chevalier du guet municipal... Je suis désespérément seul et pourtant ce n'est pas le monde qui manque. Les voitures et les camions filent à toute allure, les Grenoblois ont faim, ils veulent être à l'heure à la cantine.
Je profite d'une accalmie pour tenter une manœuvre téméraire. Je m'insinue dans le trafic et trouve enfin une route plus calme qui descend vers le Sud. Grenoble me revoilà ! De là je pourrai faire un autre essai.
Le boulevard est large, presque avenant ; après l'infernal épisode précédent, j'envisage 1'avenir avec sérénité.

Merveilles des merveilles ! Un superbe pont, qui ne figure pas sur ma carte, fait son apparition. Comble du confort, il est même suspendu. Sans prêter la moindre attention au matériel qui l'encombre je m'engage sur l'ouvrage.

Personne... je continue, l'Isère roule des flots rapides et inquiétants que je survole avec délice. Je suis passé et je me moque bien du qu'en dira-t-on.
Bout du pont ! Toutes les choses ont leur fin, les ponts n'y échappent pas en plus ils ont deux bouts. Le bout que je découvre n'est pas tout à fait celui que j'espérais. Il y a une marche, et, quand je dis marche, c'est une vraie marche qui doit dépasser un mètre cinquante.

Toujours la fuite en avant, hors question d'envisager le moindre retour en arrière. Je laisse filer le vélo à bout de bras et me servant du cadre comme échelle, je peux enfin descendre sur la rive droite de l'Isère.

Devant : un souterrain bâille sous une branche d'autoroute. Je m'engage... Des ouvriers cassent la croûte... Ils en oublient de tremper leurs merguez dans l'harissa... Stupéfaits, mon apparition les laisse sans voix. J'ai bien envie de les prier de bien vouloir m'excuser auprès du préfet ou du ministre qui viendra inaugurer 1'ouvrage; mais je ne veux pas gâcher le plaisir des Officiels. Et puis, faire faire ses commissions par des manœuvres, ça fait désordre, je préfère réserver le scoop au bulletin des 100 Cols !

A la sortie du tunnel, à 1'air libre, je suis sur une branche en construction de 1'autoroute. Vais-je me débarrasser une fois de cette manie ?
Je traverse le vaste espace et je découvre le côté droit. C'est un talus en pente raide qui surplombe un stade. Comble de malchance, les cailloux composant le talus ne paraissent pas stabilisés.

Je continue en longeant le côté droit en espérant que cela va s'arranger. Il me semble qu'un peu plus loin cela serait moins acrobatique. Vu de près c'est tout aussi mauvais, mais il faut que je décide à faire encore quelque chose.
Je m'engage dans la pente... Ce n'est pas pire qu'un muletier et il y a moins de risque qu'en altitude. Moitié glissant, moitié me cramponnant à presque rien, j'arrive enfin sur le plat.

Une barrière blanche... de l'herbe... verte de surcroît... une piste circulaire... je suis sauvé !
Le vélo sur l'épaule, je saute la dernière barrière et cherche la sortie.

J'ai la sensation d'être observé. Comme cette impression est curieuse ! Horreur... là... aux fenêtres d'un bâtiment qui doit abriter le restaurant scolaire... des têtes... des dizaines... des centaines de têtes et deux fois plus d'yeux qui m'examinent. La pesanteur des regards incrédules est insoutenable. Au point où j'en suis, je fais face et sans prendre la fuite je continue la traversée du stade.
Une vraie rue... un vrai village... je suis un homme libre et surtout : je suis à SAINT-EGREVE.

Compte tenu du temps passé à m'extraire du piège, je suis contraint de remplacer la Charmette par la Placette. C'est un peu moins haut et cela sera nettement plus simple.

René CODANI

CR Malesherbois


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