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MARIE-ELODIE ET LA MECANIQUE

Revue N° 19 Page 38

Marie-Elodie ne fait pas exception à la règle et comme toutes ces charmantes cyclotes de l'autre sexe (pléonasme, mais je m'en fous !) elle est complètement hermétique à la mécanique. Et rien ne l'embarrasse plus que de manipuler, tripoter et secouer dans tous les sens, de sa gentille petite menotte aux doigts souples et délicats, des deux bouts de métal fixés de chaque côté du court cylindre vertical qui se trouve sur le devant de son vélo... (Ouf !) manettes qui ne demandent que caresses et douceur pour opérer efficacement, en silence... C'est pourtant une fille intelligente, Marlodie, moderne, dégourdie et sportive, et pour la douceur, elle est très bien, mais... question mécanique, zéro... ou presque... Soyons galants !

Et je ne compte pas pour rien "sa beauté à faire hennir ung patriarche aussy ruyné par le temps que debvoyt l'estre le sieur Mathusalem à 160 ans" Et comme j'en suis encore à la toute première moitié de cet âge quatre fois canonique, vous m'en voyez tout mélancolisé. Car elle était jolie autant que jolie peut être une jolie femme...

Bon. Sur ce, donc, nous sommes l'autre jour, en ce début de novembre 1990, en train d'escalader et de grignoter pépèrement la petite rampe qui mène à Gordes, magnifique ensemble de maisons en pierres blanches apparentes irrigué par "ung escheveau meslé de petites ruelles..." haut perché sur un piton du Vaucluse et dominé par un colossal châteaufort.
Le temps est frais, mais supportable.

L'automne qui avait été chaud et sec, vient de profiter de quelques chutes de pluie bienvenues... Revers fané de l'été, il mêle superbement son or, son ocre et sa pourpre aux dernières touches vertes qui s'accrochent encore, comme à regret, aux branches des fayards. C'est la saison rousse qui prolonge les chaleurs de l'été. On sent traîner dans l'air des odeurs de terre humide que les vents coulis nous dispensent.

Nous laissons aller, en passant, un regard émerveillé sur la vallée de l'Imergue, les collines d'où l'on extrait l'ocre du Roussillon, le Lubéron, la Durance et les Alpilles. Et je flâne à l'arrière pour ne pas avouer qu'elle m'a bel et bien largué, sans un regard pour le pauvre de moi qui peine quelque peu. "Les ans en sont la cause" ... ou le manque d'entraînement ? Mais qu'importe ! le problème n'est pas là.

En jetant un coup d'œil vers elle, je m'aperçois que sa cadence de pédalage est nettement plus faible que la mienne. Il saute aux yeux qu'elle tire trop gros braquet et qu'elle force...

Alors je lui crie : "Pousse moins grand !" en croyant m'être fait comprendre. Que nenni ! Alors j'essaie autre chose : - "Change de plateau... Mets le petit !" Réponse: "Crac... Crac... Grrr... Crac !" - "Mais bon Dieu ! Mets plus petit!" A nouveau : "Crac crac... Grrr grrr..."

Les oreilles au supplice, je fais un effort de rapprochement et je lui dis tout doucement, pour ne pas la traumatiser : - "Pousse la manette de gauche vers l'avant !" - "Vers l'avant ? ... Ah ! Bon !"
C'est comme les p'tits bruits... J'ai horreur des p'tits bruits.
J'supporte pas les p'tits bruits. C'est l'allergie la plus complète, la plus rédhibitoire. Et c'est pas la peine de quitter les villes à la recherche du calme bucolique des petites routes de montagne pour trimballer avec soi des crincrins et des crics-cracs... J'parle pas de ceux qui roulent avec la radio poussée au maximum. Non, je parle des bruits internes et involontaires, des bruits intrinsèques, rouages couinant par manque de graisse, pédales grinçantes, chaînes frottant sur la fourchette et garde-boue mal ficelés qui glin-glinguent à tout va !

L'autre matin, Août déployant ses merveilles, nous étions heureux, sillonnant les ombrages des chemins forestiers qui entourent le lac de Chalain et les cascades du Hérisson dans le jura. L'air était vif et pur, une légère bise nous caressait agréablement la peau, un ruisseau tout proche nous dispensait son frais babil et les oiseaux célébraient sans complexe leur joie de vivre. Leurs chants mélodieux auraient pu me charmer s'il n'y avait eu ce sacré petit bruit, insistant et désagréable. Impossible de me concentrer sur leur symphonie, impossible de détacher mon esprit de ce satané petit bruit... A la fin, n'y tenant plus, je lui ai dit : - "Mais bon Dieu, quand voudras-tu comprendre que le travail sur la manette de droite doit s'accompagner d'une manœuvre en sens inverse, de moindre amplitude, sur la manette de gauche pour compenser le déplacement de la ligne de chaîne. (Je hais le mouvement qui déplace les lignes.)" C'est pourtant simple... Nom de nom de nom de gui !

Alors, obéissante et soumise, sur mes conseils avisés, elle s'est mise à pousser à gauche, vers l'avant... sans succès... puis vers l'arrière...sans plus de résultat.
En désespoir de cause, elle a essayé à droite, à tout hasard. Peine perdue ! le bruit était toujours là, tenace, impitoyable et de plus en plus agaçant.

Moi, vous me connaissez, je suis patient, mais faut pas exagérer. Alors, n'en pouvant plus, j'ai accéléré un bon coup et je me suis propulsé en force loin devant... vers le calme, le silence et les petits oiseaux...

Ouf ! Enfin seul... la vue se repose sur des horizons estompés. J'avance lentement, pleinement heureux d'être là, d'exister. La joie me chante au cœur. Je respire à pleins poumons une bienfaisante fraîcheur et je tends tout mon esprit, comme enivré d'un soleil radieux, vers une odeur du passé, un air plus pur, une clarté plus claire, débarrassée de toutes les nuisances d'aujourd'hui, un air d'un temps d'avant, quand la nature était encore vierge. J'ai vingt ans...
On peut rêver, non ?

Curieux ! Il était toujours là, le p'tit bruit, toujours le même, absolument identique, entêtant, entêté !... et j'étais toujours seul...
Bizarre !

Alors... alors... j'ai eu une illumination subite, j'ai cru comprendre... et j'ai poussé légèrement une manette, la bonne... et dans le bon sens. Et j'aurais pu entendre les mouches voler s'il y en avait eues... Car le silence fut ! Lui et le léger bruissement du vent dans les feuilles.

Jacques BENSARD


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