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SOUVENIRS SAISISSANTS

Revue N° 19 Page 22

Les hasards de ma profession ont fait que pendant quelque temps je me suis trouvé au cœur de la Haute-Savoie, dans la sublime vallée de Thônes, grand paradis pour chasseur de cols. Fin juin tient ses promesses de soleil et des milliers de fleurs illuminent de leurs couleurs le camaïeu des verts alpages, alors que les dernières neiges des sommets alpins étincellent. Un temps pour cyclo ; un temps à escalader des cols, en somme !

Départ de bonne heure et le col de Bluffy est rapidement expédié car sans difficulté ; direction les bords du lac d'Annecy jusqu'à Faverges.

Puis, à Ugine, commence l'assaut du col de l'Arpettaz. Tout va bien ; la forme est là. Beauté de la répétition des lacets dans les bois, vue imprenable sur la vallée ; le plaisir est le point d'orgue de l'effort.

Le sommet est dominé par la masse imposante du Mont Charvin où, malheureusement, mon métier (gendarme de montagne) m'a obligé à constater quelques jours plus tôt, la mort de deux jeunes adolescents imprudents qui ont sauté une barre rocheuse lors d'une promenade sur ce seigneur. Cette pensée me fait apprécier encore plus le bien-être de vivre cette journée.
Descente rapide sur Héry et commence la montée du Col des Saisies. Il est 10h30 et il fait chaud. La route par Crest-Voland est agréable, passant dans de magnifiques pâturages où paissent de superbes vaches tarines porteuses de sonnailles. Je ne me lasserai jamais de ces images qui représentent pour moi la vie de la montagne.

Mais petit à petit, je sens une drôle de sensation venant des jambes, ou plutôt, il me semble que je les sens de moins en moins, mes deux bielles. Pourtant elles ne grincent pas, ne coincent pas, non, tout simplement elles ne sont plus là. Mon compteur confirme la baisse de régime ; un arrêt s'impose. Dans le sac de guidon il y a bien quelques produits propres à remettre son homme sur pied. Allez, on repart ! Mais rien ne change et je dois me rendre à l'évidence : l'homme au marteau ne m'a pas manqué. Pan! sur la tête (pour les idées noires) ; pan ! sur les jambes (où sont les muscles ?); pan ! sur le dos (quelle position adopter?); pan ! Sur la poitrine (les poumons ont dû rétrécir !).

Le sommet est atteint, mais dans quel état ! Même le 30x25 me semble énorme à tirer. Je rien peux plus et décide d'appeler mon épouse pour qu'elle vienne me récupérer. Il faut savoir parfois ne pas "entamer son potentiel". Mais voilà, il n'y a pas un bar d'ouvert dans la station.
Je trouve quelques cabines téléphoniques mais toutes sont à pièces et saccagées. Ah ! si je tenais les imbéciles auteurs de ces exploits ! Le prochain qui va me passer dans les mains, je vais lui parler du col des Saisies ! Il ne me reste plus qu'une solution, descendre jusqu'à Flumet.

C'est le moindre mal puisque c'est en descente. La fatigue fait que je n'apprécie presque pas.
Je trouve rapidement un téléphone. Ma femme ne répond pas. Je demande à un collègue s'il peut la contacter et ce qu'il me dit me fait l'effet d'une bombe : "Régine ? mais elle est partie te rejoindre au sommet du col des Saisies où elle t'attendra pour pique-niquer". Elle voulait me faire une surprise ; c'est réussi ! Certains disent parfois avoir le moral à zéro ; moi, en ce moment, il est en-dessous de zéro ! Bon, que faire ?

Eh bien, un demi-tour réglementaire, quoi ! Et je refais ce col des Saisies par le côté Flumet.
Ce fut une agonie, un enfer. Pourtant j'ai bu, j'ai mangé, rien n'a ramené la forme. Seul l'orgueil m'a hissé au sommet. Pour me faire avancer, j'imagine quelqu'un derrière moi qui m'insulte, me traite de tous les noms (je sais qu'il y en a pas mal qui prennent la même méthode lors de passages à vide).

Arrivé au sommet, personne. Je me mets à l'ombre d'un arbre, découragé, et finis par m'endormir. Une heure après, ne voyant rien venir, je redescends à Flumet. Je vais un peu mieux. Pour rejoindre Thônes, il me reste le col des Aravis à franchir ; ce sera fait à petite cadence, c'est-à-dire doucement mais sûrement.

Retour à la maison, où ma femme me dit en effet être allée aux Saisies et ne me voyant pas, a pensé que j'avais pris un autre itinéraire. Elle est partie directement sur les Aravis. A ce moment-là, je devais être en train de remonter aux Saisies.

C'est ainsi que pour moi, le col des Saisies a quelque chose de plus que les autres cols de mon palmarès. Il n'est pas le plus beau, le plus difficile (quoique ce jour-là ?) et d'autres qualificatifs, non, il est seulement le plus "saisissant" de mes souvenirs. Depuis, je l'ai refait, et à chaque fois j'ai une petite appréhension qui est apaisée par le fait que maintenant les cabines téléphoniques sont à carte et ainsi non saccagées.

Bernard Vieillard

N°1355. Moutiers


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