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QUEL PLAISIR DE ROULER AVEC UN HOMME

Revue N° 19 Page 06

1936
Les premiers congés payés ! ... les moins de 50 ans ne peuvent pas se rappeler, moi, si ! Chez nous, dans les fermes, on n'aurait jamais eu l'idée d'aller se promener : on avait des vélos, c'était pour aller aux champs avec, pour seuls bagages, une fourche, une faux, une pioche ou un panier. Oui, bien sûr, on s'en servait aussi pour aller au chef-lieu de canton les jours de foire ; les jeunes s'en servaient pour aller au bal, même qu'à côté des salles de cafés les vélos s'empilaient comme le bois derrière la grange. Ce n'était pas la circulation automobile qui nous gênait ; plutôt les poules, les oies, les chats, les chiens, les chèvres, les moutons et les vaches que ne retenait aucune clôture. Notre vie était rythmée par les travaux et les saisons, par les étés trop courts et les hivers trop longs.

Et voilà qu'un jour, des gens de la ville qu'on ne connaissait pas s'arrêtent à la ferme pour demander de l'eau, de l'eau qu'il fallait tirer du puits ; d'autres qui demandent à dormir dans le foin... certes, c'est pas la place qui manque mais faudrait pas qu'ils mettent le feu... et ils racontaient des histoires, et ils riaient, et ils chantaient, et quel appétit ! les couteaux n'arrêtaient pas de trancher dans le pain, le lard, le saucisson, le fromage et le beurre. Ils avaient vraiment la vie belle, ces citadins ! Où allaient-ils ? le savaient-ils ? ils partaient pour aller ailleurs.

1939
Un souvenir ; et je vous jure que ça ne s'invente pas ! On parlait de guerre (on avait déjà beaucoup donné en 14-18) c'est pas qu'on achetait beaucoup de choses à la carriole de l'épicier qui passait une fois par semaine avec son cheval, mais un peu d'huile, de savon, de sucre, de boîtes de sardines ou de thon, un peu de chicorée, un peu de café...

Voilà que le café vint à manquer ! C'était pas grave, on grillerait davantage d'orge pour mélanger à la chicorée. Et puis un jour, miracle !... des grains de café sur la route, un grain par ci, deux grains par là un peu plus loin. On ne laissait rien perdre, chez nous! (on glanait même, après la moisson, dans les champs ; qui glane encore ? moi, j'ai glané!) J'ai suivi les grains de café qu'un Petit Poucet inconnu avait semés derrière lui ; j'ai dû en ramasser deux ou trois hectos ; un vrai trésor ! Tout simplement, le cantonnier du village voisin avait mal ficelé un paquet de provisions sur le porte-bagages de son vélo ; les cahots de la route avaient provoqué une déchirure dans le paquet de café qui s'était vidé sur deux ou trois kilomètres...
1945
En perdant le début de la guerre, on ne trouvait plus de pneus ; en gagnant la fin de la guerre, on retrouvait des pneus. Ouf ! il était temps ! Mais les vélos avaient tellement servi aux citadins pour aller au ravitaillement que plus personne, ou presque, n'en faisait pour le plaisir. Pour nous, rien n'avait changé : le blé, le foin, les pommes de terre demandaient toujours le même travail et on a continué tant qu'on a pu.

1975
Les enfants ont grandi, les petits enfants aussi. Aucun n'a voulu faire le paysan ; c'est tellement plus agréable de travailler et vivre en ville ; jusqu'à un certain point ! Et puis, va savoir pourquoi, le vélo est redevenu à la mode ; pas ceux d'avant 39 et pas les mêmes vêtements ! J'en ai lavé des maillots, des chaussettes, des casquettes, des shorts et des cuissards comme ils disent... J'en ai entendu des histoires de crevaisons, de vitesse, d'endurance, de brevets, de sorties, de voyages !

Mais c'est qu'ils y prenaient du plaisir ! Et moi qui ne faisait plus de dentelle au carreau, j'attendais à la maison à me faire du mauvais sang. Et si j'essayais, moi aussi ?

C'était pas très raisonnable de débuter à mon âge ! Qu'allait-on dire ? J'étais pas fière la première fois, mais personne ne m'a vue, ni au départ, ni à l'arrivée, ni sur la route ! J'avais bien préparé mon coup, bien choisi le lieu et l'heure, sauf que pour monter la côte des Barraques j'ai dû mettre pied à terre. Ils devaient avoir raison de vanter les mérites des changements de vitesse. J'ai refait plusieurs fois le même circuit ; chaque fois je calais au même endroit. Et puis un jour, au pied de la côte, j'ai entendu derrière moi un moteur de voiture ; j'aurais l'air de quoi, à pousser le vélo ou à faire semblant, arrêtée, de m'appuyer dessus à regarder la roue libre ? J'ai rassemblé mon courage. Ah ! j'ai souffert mais je l'ai eue, cette damnée côte ; même qu'ils applaudissaient dans la voiture !

1988
J'ai envoyé au Club des Cent Cols une liste de 101 cols et je suis devenue le 2847e membre. Il n'y a que le premier col qui coûte.

Maintenant je les affectionne tous, tout en douceur, et ce sont les descentes que je crains le plus. J'aime bien rouler seule, mais, quand j'aperçois un homme, mon vieux réflexe féminin me fait dire : "Que c'est beau, un bel homme qui pédale bien !" Tous les hommes me plaisent ; je voudrais tous les rencontrer sur ma route !

A bientôt !

Marie-Elodie Collandre-Tarreyres (43)

Club des Cent Cols


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