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Il y eut… LA Parpaillon

Revue N° 17 Page 54

La femme est la moitié du ciel. (Proverbe Chinois contemporain).

A l'aube attentive de ce matin d'été, entre loup et premiers appels des bergers ; à cet instant précis du plus grand silence, où la montagne se vêt de rosée, désir du jour qui vient et qui n'en finit pas de nacrer le ciel. Ils se retrouvèrent, par hasard, sur la route, au sortir de Jausiers.

Lui, tout léger tout beau, le maillot cycliste des dimanches, la bête de course chromée et équipée de neuf, un peu "frime" - il ne fait pas tous les jours une si célèbre randonnée- Vélo-cœur en fête- respirant les dernières senteurs de la nuit, et les premières brises du jour naissant.

Elle, menue mais déterminée, le pull-fraîcheur du matin, un petit frisson sur ses jambes nues au passage des torrents et de leurs bouffées glacées ; la bicy-randonneuse discrète et efficace, petites manivelles, petites poignées de freins, petits développements. Vélo-décidée mais un peu inquiète - elle ne s'attaque pas souvent à un tel monstre sacré.

Ils démarrèrent donc ensemble, ce matin-là, par hasard ou par chance. Et, bien que ses capacités physiques à lui, lui aient permis, s'il l'avait voulu, de la distancer rapidement, il préféra commencer l'ascension en sa compagnie. Cela faisait si longtemps qu'il roulait seul. Et puis, il faut le reconnaître, elle lui plaisait, le visage rose du premier effort, éclairée de côté par cette lumière qui, maintenant, inondait la vallée.

Ils obliquèrent à La Condamine, sur la petite route qui grimpe à flanc. Quelques lacets bien raides. Elle enleva son gros pull, le plia et le rangea soigneusement dans sa sacoche. Il l'attendait. Pourquoi la quitter dorénavant ? Rien ne le pressait.En fait, ils avaient tous les deux une journée entière devant eux. Il découvrait que c'est une telle harmonie que de grimper ainsi ensemble, les jambes se mouvant presque au même rythme, lui plus en force, elle toute en régularité, gagnant mètre après mètre, sans effort apparent, mais en réalité animée d'une sourde et puissante énergie intérieure.

Il se prit à l'admirer, d'ainsi ne pas montrer la moindre trace de souffrance. Juste une imperceptible buée, que sa peau exhalait, échauffée par le travail musculaire continu. Et l'accélération de son cœur, qui lui rendait les yeux plus brillants, comme d'une fièvre légère.

Il eut peur soudain de ne pas lui plaire, de l'importuner, avec son babillage banal sur ses précédentes grimpées dans la région - ici c'était rudement raide, vous savez, mais en haut quel panorama ! – Là, je suis passé en 36x22, j'étais très en forme - et connaissez-vous tel itinéraire ?

Il cherchait désespérément des anecdotes plus intéressantes, plus amusantes, sortant de l'ordinaire ; tout ce qu'il trouvait à raconter lui paraissait aujourd'hui très fade. Cependant, elle l'écoutait, relançait la conversation, et, petit à petit, ils firent connaissance.

Au ruisseau du Bérard, elle enleva ses gants, et l'eau de leurs bidons leur sembla fraîche par rapport à la tiédeur de ce matin d'été. La route était depuis un moment en terre, mais bien roulante. le jour s'établissait dans sa splendeur, tandis qu'ils s'élevaient côte à côte

Il progressait sans effort, l'accompagnant du regard. Il se dit qu'elle était belle, le plein soleil cette fois-ci faisant ressortir sa peau hâlée, creusant les ombres, les fossettes, autour de son sourire. La face claire des rochers piégeait les rayons de lumière, et, quand ils passaient contre, c'était presque comme le voisinage d'un morceau d'étole en fusion, ou l'haleine torride d'une bête fauve des montagnes, tapie là, tout près d'eux.

Il pensa qu'il avait peut-être choisi un maillot trop épais ; tout à l'heure, il risquait d'en souffrir si la température montait encore beaucoup. Il eut chaud pour e!le, qui avait encore un douillet sweat-shirt, et pensa qu'elle ferait mieux de l'ôter, d'offrir sa peau au soleil. Sa peau nue. Soudain, il compris combien elle le troublait.

Sa présence était si naturelle, elle faisait corps avec le paysage, s'y glissait sans créer aucun désordre, aucune disharmonie. Son imagination à lui, comme sous l'emprise d'une légère ivresse, devint lyrique.

La courbe de cette montagne sur l'horizon lui en évoquait une autre, plus déliée encore... Le chevelu des forêts le renvoyait à un autre, plus touffu encore... l'odeur acidulée et tiède du foin coupé lui en rappelait une autre, plus douce... Le goutte à goutte de l'eau dans la prairie, filets d'argent luisant sous le soleil, décidément, le chavirait au plus profond...

Il aurait voulu être ce vent léger, qui lui donnait, comme à dit un poète, la main sous ses vêtements.

Ils dépassèrent les derniers arbres ; maintenant la montagne aurait pu être austère et silencieuse, au contraire elle était toute vibrante, de lumière et de vies minuscules. Regardes cette fleur, dit-elle - et elle s'arrêta et s'agenouilla devant une curieuse joubarbe. Il s'arrêta aussi, et l'on entendit bourdonner les abeilles sauvages. - Et regardes le vol de cet oiseau, comme un accent dans le ciel. Puis elle se tourna vers lui, lui sourit. Et c'était comme si la montagne entière, passée la timidité du matin, s'offrait, exprimait la magnificence de ce jour d'été, le désir fou qu'il soit midi ; il lut tout cela dans ce sourire.

La route s'élevait au-dessus du ruisseau du Parpaillon, plus rocailleuse, mais toujours roulante. C'était bon d'aller à son rythme à elle, plus lent, même s'il devait se contraindre un peu à ralentir, à l'attendre. Elle se dévêtait toujours, enleva son sweat-shirt, ne fut plus vêtue que de son cuissard et d'un débardeur très échancré. Ils goûtaient tous deux le soleil, qui caressait leur peau, déjà embrasée de l'intérieur par l'effort physique. Encore un peu de temps, et les mêmes rayons se feraient brûlants, en approchant du zénith.
Avec elle, grâce à elle, il était en train d'apprendre le pur plaisir d'une ascension, quand le cœur bat un peu aux tempes mais ne s'affole pas tout à fait, quand l'on reste toujours bien en deçà du seuil de la douleur, à goûter chaque minute, chaque tour de roue, chaque détour de la route qui offre une découverte. En plus, aujourd'hui, il apprenait que le plaisir peut être totalement partagé.

Cependant, à partir du grand virage qui annonce les derniers lacets directement sous le col, il lui sembla qu'elle accélérait graduellement. Il lui dit son admiration, d'avoir ainsi gardé son énergie, pour la lancer toute entière dans ce dernier corps à corps avec la montagne.

Oui, il en était sûr maintenant, elle avait changé de rythme, et déployait désormais sa puissance. Il en fut impressionné. Puis, le vent qui annonce la proximité des cols commença à souffler, faisant voler ses cheveux et son sourire plus tendu lui donna l'air un peu sauvage.

Ils touchaient au but, devinaient déjà la présence obscure du tunnel, comme une déchirure de nuit, au-dessus d'eux.

Il en avait toujours rêvé et eu peur à la fois, de ce passage d'ombre un peu mystérieux, quasi-initiatique. C'était l'aboutissement de beaucoup de sorties ; il avait gardé cela pour le meilleur de l'été, avant les orages du mois d'août, avant que l'herbe des hauts-alpages ne commence déjà à tourner couleur d'automne.

Et voilà que brusquement, au détour d'un dernier lacet, ils l'aperçurent, bouche bien dessinée au flanc de la montagne, plus noire que la nuit elle-même, plus tentatrice que jamais. Autour d'eux, le soleil était si haut qu'aucune ombre franche n'attirait le regard. Mais, seule, l'ouverture de ce tunnel était fascinante, promesse de havre de paix, retour à une vie d'avant l'éclaboussure de lumière de la naissance, trou noir de l'espace les aspirant, en spirale invisible, et voulant les ré-incorporer dans son néant.

Ils entrèrent, doucement, à pied, tenant leurs vélos, pour laisser leurs yeux s'habituer à l'obscurité. La fraîcheur les surprit, contrastant avec la température extérieure. Silence humidité. La voûte laissait perler de très minces filets d'eau, qu'ils sentaient au passage couler sur leurs joues, sur leurs bras nus, sans les voir. Ils avancèrent, un petit œil rond de clarté les guidant, là-bas, si loin que la distance à franchir leur paraissait incommensurable.

Enfin, il était là, au cœur profond de la montagne, pensa-t-il. Son impatience s'était calmée un instant, tous ses sens tendus à l'extrême, le temps d'apprendre à aimer ce lieu, si étrange et différent, mais voici que cette même impatience renaissait, de plus en plus violente : pourquoi avançaient-ils toujours, sans que le but ne se rapproche plus vite ?

Ils progressaient côte à côte, sans se voir : il décelait sa présence tout près de lui, à un léger déplacement d'air, au subtil parfum de son corps comme celui d'une orchidée de la forêt des pluies, au bruit rythmé de son souffle. Elle était là, infiniment proche, car il n'y avait plus entre eux l'obstacle de la lumière, ni celui du vent, ni celui du froissement fugace mais répété des herbes parcourues par les insectes de l'été. Ils étaient unis, comme jamais.

Puis, l'ouverture grandit, la fente se fit espace, largement ouvert sur le ciel, se nimba de rayons comme Dieu dans sa Gloire ; leur tension commune devint extrême, ils se mirent à courir vers cette issue tant attendue, espérée, voulue de toute leur âme ; dernière course folle, sans retenue... et, brutalement, débouchèrent dans l'éblouissement de midi. Aveuglés, l'été leur sauta au visage, redevint emprise sur leurs corps, les dénoua de tous les désirs, de leurs angoisses secrètes, dans sa douce chaleur. Le bonheur les transfigurait. Le monde, à leurs pieds, leur appartenait.

Les voici allongés un peu plus bas dans l'alpage, lui, si heureux, elle, inspirant très profondément, communiant avec l'univers, et doux, si doux, ces moments de repos.

Ils prirent leur temps, tout leur temps. Détaillèrent chaque repli de chaque pétale de chaque anémone des neiges. Donnèrent des noms à chaque sommet, au moindre thalweg, et aux lointains bleutés. Le soleil se refit caresse, tendresse. Et le torrent, encore plus bas, chuchotait. A l'heure où l'ombre des rochers grandit de nouveau, de l'autre côté du jour, ils entamèrent la descente. La vitesse les rafraîchit. Ils plongeaient, plongeaient sans fin, s'engouffraient progressivement dans le paysage ; ils retrouvèrent les cabanes, puis les prés, puis les hameaux d'estive, régions de plus en plus habitées d'êtres vivants et sensibles comme eux.

Et, tout soudain, dans une fulgurance de la mémoire d'avant les âges, il sut qui elle était : - Bonjour, Eve. - Bonjour, Adam.

Ils firent tout naturellement route ensemble, s'enfoncèrent dans le jour déclinant, et gravirent encore un ou deux petits cols, au- dessus du barrage de Serre-Ponçon, avant l'étape.

Il y eut un soir. Il y eut un matin. Le deuxième matin du monde des humains.

Le lendemain, 7" jour, ils trouvèrent décidément ce monde très beau. Et se reposèrent.

Extrait du Livre du Prophète.

Jonathan (1), premier cycle.

(1) Note du traducteur : comme chacun sait, voulant imiter Jonas et sa baleine, le prophète Jonathan cherchait la sagesse dans la profondeur des cols-tunnels, où un pélican apprivoisé venait le nourrir. Ce texte inédit a été retrouvé lors des récents travaux d'aménagement de la route au-dessus du tunnel du Galibier.


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