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La Glacière, un interdit qui donne le frisson

Revue N° 13 Page 06

Pendant l'hiver, j'avais consciencieusement cerclé de rouge sur la carte tous les cols de Provence et cette occupation avait meublé plusieurs soirées car dans cette belle région au relief particulièrement tourmenté, la plupart des passages entre deux vallées ont été baptisés.

Un de ces cercles avait frappé mon attention : il n'était traversé ni par une route rouge, ni une jaune, ni une blanche, ni même une ligne pointillée mais par un double tireté rouge. La légende de la carte était formelle : route interdite; donc le col de la Glacière, le plus haut col du Var, altitude 1070 mètres, me demeurerait à jamais inaccessible. Il est en effet situé dans le périmètre du camp militaire de Canjuers, un gigantesque terrain de manœuvres de plus de 400 kilomètres carrés dont les maigres garrigues sont grillées par l'implacable soleil provençal.

L'été suivant, la carte annotée avait pris place sur le sac de guidon et à quelques kilomètres seulement du grouillement cyclique qui envahit chaque année les plages de la côte Méditerranéenne, je suivais les méandres de petites routes anonymes, désertes et pittoresques à souhait. Tandis que je flânais du côté du remarquable village de Mons perché sur une pointe rocheuse, je décidai d'aller faire un tour vers la route de la Glacière toute proche pour essayer au moins de voir de quelle façon elle escalade le flanc de la montagne de Malay. Au carrefour, qui est également l'entrée du camp militaire, à mon grand étonnement, il n'y avait ni poste de garde, ni sentinelle; rien, absolument rien n'empêchait l'aventurier de se risquer sur cette route.

A condition toutefois que le regard ne s'attarde pas trop longtemps sur un grand panneau qui indiquait : "Entrée strictement interdite à toute personne. Danger de mort, tir de jour et de nuit"; et sous ces mots une gigantesque tête de mort particulièrement évocatrice.
Le silence était complet à cet instant, aucun mouvement, aucun signe-de vie, c'était le calme parfait. Et ce col que j'apercevais, qui me narguait à quelques kilomètres vers l'ouest.
Les chasseurs de cols les plus acharnés savent bien que la prudence et la raison sont parfois étouffés par l'excitation d'une nouvelle conquête. Alors, je remontai sur le vélo et m'engageai sur la route... Pour être stoppé net quelques hectomètres plus loin par une énorme tranchée de plusieurs mètres de largeur et de profondeur, en travers de la chaussée. Finies les sentinelles réquisitionnées le week-end ou la nuit et qu'il faut relever périodiquement, les militaires de Canjuers avaient inventé une garde permanente et infatigable. Je me résolus à franchir la tranchée non sans difficultés, en portant et traînant le vélo et m'élançai à nouveau sur la route qui n'opposait plus aucun obstacle.

L'ascension ne présentait pas de difficulté, une pente moyenne et régulière. La maigre végétation desséchée ne laissait espérer aucune ombre et le soleil particulièrement agressif en cet après-midi de juillet me laissait perplexe quant au nom de baptême de ce col.

La solitude était totale, le centre vital du camp se trouvait à une quinzaine de kilomètres et était masqué par les collines. Malgré la chaleur étouffante, j'étais de temps en temps parcouru de frissons en réalisant qu'à tout moment l'angoissant silence pouvait être déchiré par une rafale de mitrailleuse ou quelques coups de canon et derrière chaque virage je m'attendais à rencontrer un véhicule militaire ou un groupe de soldats.
C'est avec soulagement que je franchis le col et dévalai la descente au pied de laquelle dort le village de Brovès, en partie en ruine et entièrement vidé de ses habitants : il est à l'intérieur du périmètre du camp et est utilisé comme terrain d'entraînement. Je ne m'y suis pas attardé : un village sans vie qui se désagrège est trop sinistre.

Peu après les dernières maisons, un poste de garde marquait la fin de la zone interdite. Je ne suis pas près d'oublier l'effarement qu'exprimait le regard de la sentinelle chargée de contrôler les entrées et les sorties et qui se trouvait face à une situation non prévue par les instructions.
Elle est restée muette et pétrifiée, lorsque je suis passé à quelques mètres d'elle, je n'ai pas attendu qu'elle retrouve ses esprits et je me suis esquivé sur le grand braquet.

Jacques BRETON

Vichy (03)


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