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Séduire par les mollets

Revue N° 12 Page 38

Le Grand Colombier, ce sommet d'où le vieux Jura, dans sa course finissante vers le sud, contemple les jeunes montagnes des Alpes, vous connaissez ?

Non ? Il ne peut avoir droit, il est vrai, qu'au dédain des Chasseurs de cols, étant l'un de ces "Monts" bannis du Répertoire de notre Confrérie.

Heureusement, il a d'autres titres à faire valoir et vous allez le voir.

Ce géant jurassien ne domine-t-il pas au nord du Lac du Bourget, du haut de ses 1 525 mètres, un "Cul du Bois" qui, lui, avec ses 255 mètres et sa ridicule dénivellation d'une vingtaine de mètres, est pourtant entré dans le Gotha des cols. Que l'ascension redoutable et gratuite de ce "Mont" vienne compenser le gain sans gloire de ce petit "Cul du Bois", il y a là de quoi lui valoir déjà la sympathie des cyclos. Ne vous êtes-vous jamais sentis gênés d'inscrire à votre tableau de chasse l'un ou l'autre de ces cols dérisoires qui ont nom le GUARDIA en CORSE (19 m) ou BEAULIEU sur la Côte d'Azur (23 m). Qu'un obscur Grand Colombier ignoré de notre Confrérie efface cette gêne - ou cette honte - en rétablissant un juste équilibre, voilà qui lui vaut bien une reconnaissance, n'est-ce pas ?

Quant à moi, je lui en dois une autre.

Cet après-midi d'un mois de juillet caniculaire, chevauchant mon vélo sans but précis, flânant, l'âme vagabonde, à la recherche de la fraîcheur rare sur la rive orientale du Lac du Bourget, le "Mont" dédaigné m'apparut soudain comme une proie désirable. "Et si je me le tapais ?".

Oh ! Je n'irai pas jusqu'à vous faire croire que mes scrupules d'avoir, un jour, inscrit sur ma liste du "Club des Cent Cols" le "Cul du Bois" tout proche venaient de me pousser à effacer cette honte par une héroïque chevauchée réparatrice. Un acte un peu fou tout de même car le soleil tapait fort sur les rochers vers BRISON : nulle brise ne ridait l'eau à la surface du lac.
Je m'en aperçus un peu plus, en abordant, solitaire, les virages qui se redressent en serpentant, resserrés, sur l'éperon rocheux qui domine le nœud ferroviaire de CULOZ. J'ai beau aimer le soleil qui cuit et sa chaleur qui fait, du front aux mollets, couler les toxines indésirables sur l'épiderme, l'enduisant d'un liquide luisant et visqueux; j'étais servi. Vous savez, amis cyclos, quand le goudron fond, que la sueur tombe goutte à goutte sur les lunettes, que la casquette est à ce point humectée qu'elle ne peut servir même d'éponge... Masochisme ? Sans doute un peu : pourquoi nier cette forme de perversion propre aux cyclos. Folie ? Pourquoi pas ! C'est en tout cas ce que mon épouse soupçonne, quand, rentrant de ce type de randonnées "En as-tu trouvé d'aussi fous que toi sur les routes ?" interroge-t-elle, appuyant la question d'un haussement d'épaule, pour conclure, résignée : "A ton âge ? Est-ce, Dieu, possible ?".

Un conseil : si vous ne vous êtes jamais attaqué au Grand Colombier, quel que soit le côté, surtout dans une étuve estivale : "Prenez ce qu'il faut !" Le 32 x 26 du vétéran, c'était juste et c'est tout dire !
La récompense - car il y a toujours une récompense - n'allait pas trop tarder. Sorti de la forêt, dans les pâturages à l'herbe rare et desséchée, parsemés de charmilles rabougries, l'aventure m'attendait...

Parmi les moyens de séduction multiformes - parfois surprenants - dont use le sexe prétendu fort auprès du sexe dit faible, il en est un que le Claudius BRODEQUIN, de CLOCHEMERLE, employait avec le succès que l'on sait auprès de sa Rose BIVAQUE : de beaux mollets de chasseur alpin au galbe harmonieux et conquérant. Tels desseins de conquêtes - il y a un demi-siècle - nous habitaient mes camarades et moi, lorsqu'un dimanche matin de "quartier libre", les godillots posés sur le banc de la chambrée, nous moulions nos mollets de chasseurs alpins dans d'avantageuses molletières noires de fantaisie, croisées avec art... Séduite par les mollets ! En serais-je encore capable, sexagénaire très avancé ?
... Je venais de franchir la "barrière canadienne" qui coupe la route de ses rouleaux. Sur ma gauche, dans un décor de jardin alpestre piqué de petits rochers, dans l'ombre rare d'arbustes au feuillage inerte sous le soleil de plomb, jouait, sautillait, gambillait, folâtrait une dizaine de délicieuses chevrettes toutes plus folles les unes que les autres... Je leur prêtais l'attention distraite du vieux cyclo blasé par tant de spectacles bucoliques rencontrés, au fil des ans sur les routes et rendu, ce jour-là, insensible, indifférent, absorbé qu'il était par les signes avant-coureurs de ce que les cyclistes appellent, dans leur jargon, le "coup de pompe".

Soudain, par derrière, de la route me parvient comme le roulement d'une légère cavalcade. Intrigué, je me retourne. Vous l'avez deviné : museau en bataille, les chevrettes me poursuivent faisant crépiter sur la chaussée leurs mignons petits sabots. Elles n'ont aucune peine à rattraper un vieux cyclo épuisé. Pressantes, encombrantes, elles dont devenues dangereuses pour mon équilibre : je mets pied à terre, pose ma machine contre le talus, trouve un morceau de racine noueux traînant sur un petit éboulis, en chasse les importunes... Elles s'égaillent, à l'évidence peu convaincues de mon hostilité.

Remonté sur mon vélo, je n'ai pas donné vingt coups de pédale que le crépitement des sabots reprend ! Qu'est-ce qui les rend si pressantes ? De nouveau entouré, escorté, le même manège recommence... Chassées, elles reviennent... une fois... deux fois... trois fois. Le troupeau à chaque charge perd des chevrettes. Craintives ou lassées par une poursuite vaine ? Qui sait ce qui traverse la cervelle de ces vierges folles ?

A ma dernière tentative de fuite, la cavalcade, dans le silence de la montagne, me paraît bien légère. Derechef, je me retourne : sur la route qui luit au soleil, dans un décor dénudé, il n'y a plus qu'une chevrette à l'allure altière, triomphante. Que veut-elle cette mignonne hardie et obstinée à un vieux chevaucheur décrépit ? Descendu de ma monture, désarçonné, j'attends curieux et conciliant. La mignonne ralentit sa charge, marque un moment d'hésitation, puis résolue, s'approche... alors, je sens sur mes mollets la petite langue caprine léchant le sel de ma sueur généreuse...

N'aurais-je pas lu déjà le récit d'une telle aventure survenue à d'autres cyclos ? Il me semble. Ma propre aventure n'aurait donc rien d'original qui vaille la peine de la conter ? Si, pourtant, et pour ses conclusions.

Maintenant allongé, au repos sur le faîte du Mont, mâchonnant une pâte de fruit, me désaltérant - si l'on peut dire - d'un reste d'eau tiède de mon bidon, ma méditation prend un tour de mélancolie... Les mollets séducteurs du fringant chasseur alpin des années trente n'ont donc plus que la vertu de séduire une chevrette sur les flancs du Grand Colombier ? J'en étais là de mon nostalgique retour vers le passé, quand surgit dans ma mémoire cet aphorisme que prononçait, de la façon la plus crue, dans notre patois savoyard, un vieux paysan de mon village : "Plus le bouc est vilain, plus la chèvre l'aime !".

Je n'avais donc plus d'illusions à me faire sur la beauté ou le charme de mes formes. Mais si je dois au Grand Colombier, dans une journée caniculaire d'avoir réduit en cendre un reste d'illusion, je lui dois en contrepartie la fraîcheur d'une rencontre qui en vaut bien d'autres : celle dans la solitude, le silence, la beauté de la montagne d'une gentille chevrette, innocente et primesautière.

Jean-Gaspard PERRIER

CHAMBERY (73)


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