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Triptyque Tyrolien

Revue N° 08 Page 04

Il y a loin de la touffeur bleutée du lac de Côme à la blême et plaire blancheur de la Scuola Pirovans. Si nous grelottons ici en claquant des dents un dimanche matin du mois d'août, à quelques 3050 m d'altitude, c'est au délire obsessionnel de notre ineffable Marcel que nous pouvons en être reconnaissants ; depuis qu'il a appris l'existence en haut du Stelvio de cette mystérieuse école, l'énigme du Masque de Fer a disparu de son esprit préoccupé. Dès hier soir nous aurions dû nous douter ... Le fait qu'il ait grimpé l'Umbrail sous la pluie sans manifester sa panique habituelle à l'idée du catastrophique bivouac en suspens aurait dû nous convaincre qu'il n'était déjà plus dans son état normal et qu'il nous en réservait une bonne.

Nous voici donc là, spectres transis de froid et ravis d'extase devant la fameuse Scuola, une banale école de ski d'été près d'une gare de téléphérique. L'ambiance est sympa : des glaçons pendent sous les toits, la bise émet des mugissements lugubres en se déchirant dans les câbles, traînant des pieds dans leurs chaussures orthopédiques débraillées, les skieurs patauds s'acheminent d'un air dégoûté vers le remonte-pente qui les expédiera dans le brouillard au terme d'une attente résignée ; au passage, quelques coups de spatules dans les côtes détendent légèrement l'atmosphère. Marcel décide soudain qu'on en a assez vu, et nous frustrant de la visite guidée de l'école, donne le signal du retour sur le Stelvio. Ce pédagogue méticuleux n'a pourtant pas pour habitude de faire les choses à moitié.
De plus en plus inquiétant...

Dimanche après midi. Le retour d'un temps meilleur a refoulé les griefs et relevé le moral de la troupe. L'exploit non programmé du matin n'était en somme que le prologue du premier volet de notre triptyque tyrolien, le col de Madriccio 3123 m. Il n'y aurait qu'un pas de notre sereine confiance à l'insouciance pure et simple sans ces stupides fermetures dominicales qui viennent compliquer comme à plaisir d'agaçants problèmes d'intendance. Tout cela à cause de Jacques, notre enfant adoptif. C'est le 16 juillet 1976 que nous l'avons découvert, Marcel et moi, en cherchant le col de Raffy ; il sillonnait en tous sens, hagard et solitaire, les plateaux du Velay en quête d'une épicerie ; nous l'avons recueilli et traîné au col de Raffy, où son grand appétit a fait l'admiration de tous. Depuis ce jour nous regrettons notre funeste compassion ; sa riche nature nous mène chaque soir au bord de l'épuisement et nous cause bien des soucis : refusant obstinément le confort de la selle, il tord des roues, casse des pédales et des brassées de rayons, sans jamais se départir de lancinantes et sordides préoccupations alimentaires ; plusieurs fois il nous a menacés d'une grève des pieds croisés si nous ne lui trouvions pas une épicerie dans le quart d'heure. Ce genre d'édifice est le seul auquel il daigne accorder attention, il a même appris que ça se disait “Alimentari” en italien et “Lebensmittel” en allemand ; il dit qu'un jour ça pourrait lui sauver la vie. Sa boulimie permanente est particulièrement désastreuse dans les parcours muletiers où, comme chacun sait, l'implantation de ses négoces préférés laisse à désirer ; aussi pour parer à toute crise de nerfs sommes-nous obligés de surcharger de victuailles nos malheureuses bécanes et de nous métamorphoser en coolies de la piste Ho-chi-minh. A part cela, brave garçon, Jacques, docile et obéissant, à tout coup incapable, au retour d'une expédition de dire où il s'est laissé entraîner.

A l'heure qu'il est, il fonce sans se retourner sur le sentier de Solda au refuge Milano ; derrière je m'accroche tant bien que mal sur la moraine tandis que l'esthète Marcel batifole en queue, prend des photos, rêve de la prochaine école qu'on pourrait visiter. Au refuge, Jacques attend, triomphal, une chope de bière à bout de bras, cadeau du gardien au premier cycliste jamais aventuré sous ses murs ; bon prince, il me laisse la dernière gorgée et Marcel, victime de ses délires contemplatifs, devra s'estimer heureux de poser avec nous pour la photo historique destinée à la “Voce delle'Alto Adige”, avant que nous ne repartions, auréolés de gloire, le long des somptueuses draperies glacées du Zebru et du Cevedale. Dans l'étroite fenêtre du col, les gifles cinglantes des bourrasques ont tôt fait de nous dégriser sans nous laisser le temps de savourer dans le recueillement convenable cette grande “première”. Précipitamment, les doigts gourds, une perle de glace au bout du nez, le trio s'enfonce vers le Val Martello.
Lundi. Le deuxième volet du triptyque s'est ouvert sur un ciel clair. Les vergers de l'Adige sont déjà loin et nous gagnons le haut val de Senalès. Le Niederjoch au passage, du haut de ses 3017 m nous fait un clin d'œil ; pas si fous ! Le piège est trop gros qui consiste à appeler ainsi le col le plus haut et Hochjoch le col le plus bas. Bien décidés au moindre effort après nos performances de la veille, nous nous satisferons des modestes 2875 m du second.

Sur le large sentier, la foule énorme des itinéraires trop facilement abordables en voiture. Jacques a rentré la tête dans les épaules et nous a distancés dès les premières foulées. Pour désamorcer toute tentative d'interview, ce malin use d'un truc infaillible : sans lever les yeux, il pointe vers le Nord un index volontaire en criant “Inusbuck !”. Nous ne le reverrons plus de sitôt. Entre Marcel et moi, c'est l'accordéon ; lui, fidèle à son personnage, prend son temps, emplit de belles images ses yeux avides et son encombrant Minolta, tandis que s'abat sur moi l'avalanche des questions et des réflexions que l'attitude peu coopérative de notre leader a laissées pendantes Warum ? Wohin ? Verrack ! Wahnsinnig !. Marcel en profite pour recoller doucement, grommelant mécaniquement et sans commentaire superflu un “Grüss Gott” fatigué.

Au refuge Bellavista, ni prime ni journaliste. Ce que les gens peuvent être indifférents ! On a bien tort de se décarcasser. Accablés de tant d'incompréhension, nous quittons l'Italie sur la pointe des pieds. La descente, longue et solitaire, aurait pu être empreinte d'une certaine monotonie sans ce monde glaciaire à portée de main au début, et à la fin ces gorges sauvages et bouillonnantes.

Mardi. Le dernier volet est enluminé par la clarté d'un beau matin d'été. On va faire un malheur ! Mais seulement après avoir sagement attendu l'ouverture de la première épicerie de Sölden, dans laquelle Jacques se rue avec une nonchalance affectée. Tolérants, nous fermons les yeux, certains par ailleurs que cette concession à sa goinfrerie nous évitera la rude tâche de maîtriser un forcené de 90 kgs. dans moins d'une heure. La nouvelle route des glaciers, montre jusqu'à 2800 mètres, c'est une bonne surprise, mais en 12 kms à 12 % : l'euphorie baisse d'un ton ; au terminus restent 200 mètres à gravir dans le névé du Pitztalerjôchl, 3035 m, par une trace large et confortable, noire de monde. Sur l'arête du col s'agglutinent quelques centaines de sadiques narquois, ravis de l'attraction impromptue et gratuite que leur procure notre apparition ; car ils savent que, de l'autre côté, nous allons rire. L'un après l'autre, les obturateurs sont armés. Bande de voyeurs ! Jacques a planté son vélo pour aller tâter le terrain. Pas besoin de miroir pour savoir que mon faciès constipé rayonne l'enthousiasme d'une dinde aux approches de Noël, mais le vin est tiré ... Sur la vire étroite, coupée d'escarpements, ma prestation doit sembler délicieusement lamentable aux sadiques du col ; les croisements sont délicats ; il aurait fallu adopter le portage à gauche de préférence à l'habituel portage à droite, trop dangereux ici, mais changer d'épaule n'est pas facile non plus. Quant à marcher à reculons ... Et là haut, les sadiques, toujours, qui scrutent ou s'agitent bruyamment, le doigt sur le déclencheur ou l'œil rivé aux jumelles dans l'attente de l'inoubliable instant. Les combler en franchissant en chute libre les 150 m de gaz qui me séparent de ce qu'il faut bien appeler un cirque serait des plus navrants : un si joli vélo ! Surtout que mes deux amis sont déjà tirés d'affaire et que j'aurais l'air de vouloir faire l'intéressant. Je les rejoins en terrain sûr, égrainant cauteleusement, comme disent de façon si savoureuse les Italiens, les derniers décamètres, les yeux fixés sur la pointe des souliers et non sur la ligne bleue des Vosges. Messieurs les sadiques bonsoir ! La descente sur le Pitztal, délivrée de tout souci de sécurité, coupée seulement de difficultés mineures, ne sera plus qu'une longue patience dans l'éclat insoutenable des glaciers et le tourbillon sauvage des eaux. Le triptyque a fermé ses volets ; la randonnée poursuit son cours fantaisiste vers le lointain lac de Côme. Prochaine station : la première épicerie évidemment.

Michel PERRODIN



NOTA : Les deux premiers cols ne comportent aucune difficulté technique. Le dernier, à éviter par temps humide ou enneigement, est beaucoup moins scabreux dans le sens opposé à celui décrit.

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