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Quand les cols font de la résistance

Revue N° 27 Page 16

Majestuosité alpine, caillasse rustique et âpre matricule pour le premier, charme ardéchois, bitume sans reproche et suave appellation pour le second, on serait bien en peine de trouver un quelconque point commun au sévère Cormet d'Arèches qui culmine à plus de 2100 mètres et à l'attachant Pré des Dames content avec six cents de moins. Ils en ont pourtant un : l'un et l'autre, pour cause de météo abominablement vexatoire, se sont refusés au narrateur à de multiples reprises...

Prétexte à une descente automnale vers la Grande bleue lors d'un octobre jadis lumineux, Arèches, au cinquième jour d'un voyage de grand agrément, concentra soudain sur lui et les Alpes du Nord tout le mauvais temps de la planète, signifiant d'un seul coup le début de l'hiver et l'irrémédiable mise au frigo des annuelles ambitions cyclo-alpestres. "Je reviendrai!" entendit-on le conquérant frustré se jurer à lui-même selon la formule réservée aux grandes désillusions imméritées.

Ce qu'il fit sans tarder dès la fin du printemps suivant, particulièrement précoce. Las, un bref courant polaire de retour l'y précéda de deux bons jours, si bien et si fort que quelques pédalées au-delà du lac de Saint-Guérin, la marmotte perchée sur la congère n'eut guère de mal à le convaincre de l'inanité de sa tentative. Se gardant bien pour ne pas le fâcher davantage de tout anathème à l'encontre d'un si redoutable adversaire, il s'efforça de prendre congé sans état d'âme ni mouvement d'humeur perceptibles mais non sans lui lancer en son fort intérieur un ultimatum pour une date qu'il entendait garder secrète.

Laquelle se présenta deux étés plus tard. Foin de tout effet de suspense dérisoire, avouons-le d'emblée : la troisième fut la bonne. Encore qu'elle n'ait tenu qu'à un fil, l'orage survenu en fin de matinée au col des Cyclotouristes ayant un moment jeté le doute sur l'issue de la tentative. Mais il en eût fallu bien plus pour faire vaciller une revanche pédalante qui, ce jour-là, affichait la détermination d'une division de chars d'assaut. Arèches dut le sentir et, pour pardon de ses avanies antérieures à moins qu'en hommage à tant de ténacité, il gratifia son vainqueur, chose plutôt rare, d'un ciel plus clément en altitude que dans la vallée. Une lacune était comblée, un raté effacé, un adversaire gommé.

Mais il doit être écrit quelque part qu'un balbutiement, même maîtrisé, en appelle un autre car entre-temps, Arèches le réfractaire s'était déjà trouvé un successeur.
Oh ! le rapprochement ne s'était pas imposé immédiatement. Pas parano pour un sou, le cyclo... Et honnêtement, plus qu'à une vraie trahison du ciel, le premier couac était plutôt à mettre au compte d'une faiblesse du prétendant. C'est que, s'il faisait sec, il ne faisait pas chaud en Cévennes en cette fin mars et la succession des bivouacs de toute une semaine, ponctuée la veille d'une traversée glaciale du Mont Lozère, avait fini par émousser ses ardeurs. Saluer les Dames dans leur Pré et puis rentrer à la maison, tel était le contrat. Un mistral d'enfer finit par en occulter le premier point au profit du second. Une faiblesse, confesse-t-il encore aujourd'hui. Ni plus ni moins. Mais rien à voir avec Arèches. Même pas de quoi y penser. . .

Il n'y pensa d'ailleurs plus et c'est presque par hasard que bien plus tard, le Pré des Dames figura au programme d'un large week-end printanier improvisé. Qu'elle était belle l'Ardèche, sous son soleil, même encore vaguement ankylosée par l'hiver finissant. Croix de Beauzon et Gerbier de Jonc, Col de Meyrand et Mont Mézenc, Montagne du Goulet et Massif du Bougès... Et toujours ce ciel infiniment bleu, juste barré cet après-midi-là par un vague banc nuageux en direction du sud-ouest. Qui, la nuit à peine tombée, masqua soudain les étoiles. Le lendemain, jour dévolu au fameux Pré, fut dédié à Neptune. Au pays, on n'était pas triste : il n'avait pas plu depuis la Noël !

Le détail, en un éclair, fit jaillir de sa boîte le spectre du Cormet d'Arèches, version ardéchoise. Ca ne se pouvait pas. Pas deux fois. Il fallait faire mentir cette malédiction. Et vite. Si vite que plutôt que d'aller crapahuter comme prévu en Pays Basque un mois plus tard, le cyclo hanté revint errer entre Aigoual et Margeride, l'âme en quête d'exorcisme.
Ce fut pire. Il plut le jour, il plut la nuit. Il plut le matin et il plut le soir. Et quand il cessa enfin de pleuvoir, ce fut... pour neiger ! Il fallut renoncer à bien des choses.
Au Pré et à ses Dames une première fois mais aussi à l'Aigoual et au Mont Lozère. Et au maudit Pré une seconde fois. Il fallut même, presque toute une journée, renoncer à rouler.
Dépité, rageur et plus encore transi, il fallut enfin se résigner à hisser le pavillon blanc...

Un été au soleil d'Italie où les cols n'empruntent rien aux Dames ne fut pas de trop au malheureux pour panser ses plaies. Et le remettre en état de ruminer sa riposte. Toute en stratégie et en calcul, elle fut programmée pour la Toussaint.

Devenu prudent, sinon méfiant, il commence par prendre bien soin de faire mine de ne pas y toucher. Une matinée au Col de la Cize, une autre au Mont Bouquet, le Pré des Dames, s'il le voit faire, ne peut se sentir menacé par d'aussi débonnaires pédalées. Le lendemain, scénario connu, il pleut. On reste à la maison en famille, c'est tout juste si on parle de vélo. Là-haut, les Dames dans leur Pré dorment sur leurs deux oreilles. En soirée enfin, un léger mistral dessine l'indispensable amélioration. Ce sera demain ou jamais !

Parti incognito dans l'obscurité, le vindicatif pédaleur, a surgi en milieu de matinée de dessous les châtaigniers flamboyants à Pont-de-Brésis. Versant nord par Villefort ou versant sud par Genolhac ? Va pour le sud, c'est plus dur : rien de tel pour impressionner l'adversaire. . .

Au pied du mur pourtant, consternation : le voilà qui toume le dos à l'obstacle et prend la direction de Florac. Le colkiller se dégonflerait-il face à l'épouvantail, signant la capitulation avant même d'avoir engagé la bataille ? Jugez vous-mêmes : petite moulinette solaire vers Nojaret, casse-croûte sur un banc à Vialas, multiples intermèdes clic-clac pour l'album aux souvenirs et voilà-t-y pas qu'à Saint-Maurice le prédateur mué en touriste craque pour un détour par la Crête du Ventalon ? Oui ou non, y pense-t-il encore au Pré des Dames ?

Pour sûr il y pense. Il ne pense même qu'à çà. Sauf qu'il n'en a pas l'air. Le Col de la Croix de Berthel enjambé, déboulé en moins de deux à Pont-de-Montvert, un soudain virage à 360° et le voici, sans crier gare, sur la petite route de l'Hôpital qui zèbre le flanc méridional du Mont Lozère. Une diversion, c'était une diversion ! Avec Eole par trois-quarts arrière pour allié, il laisse sur place les bergeries en ruines : Villeneuve, Mas Camargues, Bellecoste... Le bitume, approximatif jusque-là, se mue en une rude piste caillouteuse ? Qu'importe, le VTT fait merveille. L'avaient-elles seulement envisagé, ces Dames du haut de leur Pré, que leur ennemi juré pouvait troquer sa fine randonneuse contre un robuste "gros pneus" capable de les atteindre par les coulisses ?

Avant qu'elles n'aient pu s'en aviser, au Mas de la Barque il débarque. Et illico à moins de deux kilomètres du sommet, versant nord. C'est l'abordage. L'hallali. La curée, cette fois carrément portée sur les ailes du mistral. Pris à revers, le sommet - il est vrai bien peu marqué - est atteint à trente à l'heure, façon Pantani. Et le Pré des Dames de rejoindre le Cormet d'Arèches sous les fourches caudines de l'obstination colique. Victoire...
Mais rien n'est parfait et le panorama splendide qui s'étend en direction du Ventoux ne parvient pas à réduire au silence un sourd bémol occupé à s'insinuer dans l'euphorie du moment. Le malaise en fait est d'ordre pataphysique et tient tout entier dans une insupportable interrogation : de n'avoir été vaincu qu'au prix de tant de détours, le Col du Pré des Dames a-t-il été réellement gravi ou seulement atteint ?

Au demeurant bon sujet de cyclosophie au bac de rando, l'interrogation gâchera sa descente au héros du jour. Arrivé au bas, il n'a plus qu'une certitude : il faudra qu'il y retourne...

Michel LALOUX N°2417

d'OBOURG (Belgique)


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