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Deux p'tits vieux ratent le col de Courlécou

Revue N° 27 Page 06

Il était une fois deux p'tits vieux, cyclos à leurs heures, ayant la manie de collectionner les cols routiers. Un jour, le diable leur apparut, et leur dit : " Allez grimper le col de Courlécou, il est facile, tranquille et peu élevé, 104 mètres. Suivez ma flèche, c'est tout droit et tout plat ".

Oui mais... Z' ont raté la petite route à gauche après Herboure. Peut-être un coup de Belzébuth?
Z'auraient bien faire demi-tour, mais le TGV de 14h30 les attendait. Z'avaient pourtant longuement et patiemment attendu cette félicité : 1170 km qu'ils avaient pédalé en mijotant de franchir ce col d'extrême sud-ouest coincé entre le Mont Choldocogagna et la rivière Bidassoa.
Le col de Courlécou, c'est tout droit depuis Paris, droit sur Hendaye, leur avait assuré un tenace démon, droit comme un trait de flèche de l'A.C.P. et les deux p'tits vieux l'ont cru !

Z'ont traversé la Seine, et ont chevauché les vallons de la Vallée de Chevreuse pour débouler dans la plaine de la Beauce, et là ils savaient que c'était plat, droit et tranquille. En attendant, c'était l'heure de la première pause midi et, bien à l'abri dans le café-bar-épicerie-mercerie-droguerie-presse-journaux dont la dernière peinture datait vraisemblablement de l'entre-deux guerres, ils sirotaient leur café, inquiets du ciel noir d'encre et de l'aspect de la rue blanchie d'un coup par la chute soudaine d'une épaisse moquette de grêle immaculée. Le diable était facétieux et les grêlons ont disparu aussi vite qu'ils étaient apparus. Et c'est comme cela qu'en milieu d'après-midi ils ont rencontré leur première admiratrice. Age indéfini, allure indéfinie, vocabulaire bien défini :
- Vous venez de loin ?.
- De Paris, on est partis ce matin.
- De Paris ! Et ben N... de D..., alors vous, vous êtes de la pédale, hein ! ! !
Z'ont été surpris par l'attaque, les p'tits vieux, sont restés sans voix. Tout de même, il y a eu le traditionnel " Bonne route ". Ça les a remis dans le droit chemin.

La Beauce et la Savoie
Le droit chemin en Beauce, facile ! C'est ce qu'ils se disaient, face à un féroce vent de sud-ouest qui plaquait l'herbe sur les bas-côtés de la route et leur menton sur le guidon. Aussi, économes de leurs vieilles guibolles, ils s'octroyèrent un brin de pause. Et presque timidement un ouvrier s'est approché d'eux et a entamé la conversation. Et c'est comme ça que deux p'tits vieux surpris et ébahis apprirent que la Beauce n'était qu'un immense faux-plat, que le vent y était permanent dans un sens ou dans un autre, et que de toutes façons il était épuisant, déprimant et éreintant. Et qu'il était plus facile de pédaler en Savoie et plus agréable de grimper les cols savoyards. D'ailleurs il le savait bien, lui qui avait fait de la compétition, lui qui n'attendait qu'une chose : que ses activités professionnelles lui permettent de retourner à ses chères montagnes. Du coup, ils sont repartis réconfortés, nos deux p'tits vieux, toujours à l'ouvrage, mais en se disant que le lendemain ils seraient en Sologne et que tout le monde le sait, la Sologne, c'est tout droit, tout plat, et en plus, y a des arbres pour couper le vent. Hélas, les arbres coupent peut-être le vent, ils n'empêchent pas la pluie. Mais comme leur ont dit deux vacanciers québecois rencontrés près du château de Chambord : même sous la pluie, que la France est belle l En trois semaines de séjour en France, ils n'avaient eu que deux jours de soleil !

Le Petit Matin
Il faut s'expliquer sur l'expression "petit matin". Ainsi, tout au long du périple, les hôteliers proposeront invariablement les petits déjeuners à 7 h 30. Mais pour ce nouveau matin, l'aubergiste leur a carrément proposé 8h00. J'en connais qui crient à l'horreur. Vous croyez nos p'tits vieux désespérés ? Pas du tout ! Nos gais compagnons sont adeptes du confort ! Lever 7h30, petit déj 8 h, départ 8h30, 70km le matin, pause d'une heure à 13 h et 70km l'après-midi. Arrivée à l'étape du soir vers 18-19h. Douche et changement de tenue, il est 20h. Dîner, téléphone aux épouses et il est 22h. Extinction des feux 22h30, voilà leur programme. Ils n'ont aucun mal à s'y tenir et même y intègrent des séquences de pur tourisme, comme ce long arrêt au Dorat (BPF) petite ville limousine toute de granit gris enchâssant sa collégiale St-Pierre, colossal ensemble des années 1100, savant mélange médiéval de piété et de défense. Pierres attachantes aussi que ces monts de Blond, vaste chaos, mélange habile de forêt verte, fougères rousses et rochers bruns et qui mènent à Cieux (BPF) étape du soir prévue que l'un de nos deux compères "connaît" bien, paraît-il. Sauf que ce soir l'hôtel en question est fermé, qu'il est en vente, que c'est le seul hébergement possible dans le pays, qu'il pleut, qu'il est 18 h 30, et qu'il y a déjà 141 km au compteur. Pas catastrophés pour ça, nos deux p'tits vieux, z'ont continué ; 7 km seulement et en descente, pour trouver accueils multiples à Oradour-s-Glane le neuf.

Au petit matin, le vieil Oradour-s-Glane leur a ouvert ses grilles qui enserrent désormais les horribles ruines de ce 10 juin 1944. Ils ont descendu, vélo à la main, cette longue rue principale où tout est figé pour l'éternité. Ils sont restés muets (et pourtant) devant ces façades borgnes, ces voitures calcinées, ce vélo, cette machine à coudre... recueillement...

Le Cyclotouriste sportif
Après cela c'était tout plat, enfin presque, puisque c'était la vallée de la Vienne. Survint alors ce cyclo fluo, tout titane et Campa, et qui spontanément adapta son allure à celle de nos deux baudets : le voyage avec sacoches, il n'avait jamais essayé, mais il enviait. Pour l'instant, il avait fait la Bernarino, la Rémonpoulidor, la Luisonbobé et aussi... mais... il faisait aussi des Audax et puis les concentrations du Codep, et les randos promenades du club. Accessoirement il faisait du tennis et du foot. Il faisait aussi... Intarissable il était, levant le pied à la moindre bosse pour rester à la hauteur des besogneux. Quinze km, il est resté, amical, bavard, simple, et puis s'est excusé de sa fuite en avant pour cause d'horaire prévu. Dommage, une heure de plus et nos voyageurs lui présentaient une licence de leur club.

Pour l'instant, les voilà à Brantôme (BPF), site pittoresque associant cavernes, vieille abbaye, pont Renaissance, moulins, jardins et vieilles maisons, un ensemble ravissant invitant à la flânerie. Mais aujourd'hui Brantôme est livré à la fête, aux manèges, aux camelots, au bruit, à la foule, et il faut rouler doucement, tout doucement. Et là, devant les yeux écarquillés de nos deux p'tits vieux, se meut un étroit pantalon blanc aux formes arrondies, au contre-jour transparent et révélateur. " Oh, dis, y a rien dessous, hein ? " Bref, il vaut mieux avancer. Fuyons. Jusqu'à Bourdeilles, au pied de l'imposant château accroché au bord de la roche surplombant un petit bar où officie une grand-mère totalement dépassée par une dizaine de clients assoiffés, ne se souvenant plus de leurs commandes, servant les derniers en premier, perdant son carnet de notes en route, trottinant sans relâche en tous sens, revenant en énonçant tout haut les commandes, que d'ailleurs elle intervertit, posant ses additions sur son carnet en se trompant dans son calcul et dans ses rectifications. Bref, un arrêt longuement réparateur pour nos deux p'tits vieux.
La selle cassée
Jusque-là, z'ont été tout droit ou presque. Z'ont eu que du plat ou presque, alors ce col qu'on leur a promis, ils l'attendent, ils l'espèrent, mais pour l'instant ils pivotent tout à l'Ouest car il leur manque trois BPF plantés là-bas au bord de l'Atlantique. Crac ! Un cri (grand), un zig-zag impressionnant, le Claude a failli plonger ! Cette maudite chaîne a profité d'un coup de rein en danseuse pour sauter quelques pignons plus bas ! Plus de peur que de mal. Mais un malheur n'arrive jamais seul : crac ! Un cri (petit), un zig-zag relatif, le Claude a cassé sa selle. Maudite selle qui a profité d'un coup de rein pour sectionner son boulon expandeur. Une réparation de fortune à base de courroie de cale-pied (il est bien l'autre p'tit vieux qui dédaigne les pédales automatiques...) permettra de tenir jusqu'à Blaye (BPF), étape du soir . Là, merveille , le premier magasin rencontré est un vélociste. Il lui est impossible de réparer la selle cuir sur mesure de Claude, mais il lui vend une belle selle plastique dure comme pierre qui mènera la vie dure aux ischions sollicités pour le reste du périple. Le périple, à Blaye, tout droit, c'est le bac tapi au petit matin dans les brumes grises de la Gironde. Tel un vaisseau fantôme, sans un clapotis, il franchit cette étendue blême pour aller s'affaler au pied des châteaux vineux prestigieux de Mouton Rotschild, Cos d'Estoumel, Lafite Rotschild et les autres.

Les Landes
Vertheuil, (BPF) haut-lieu de la Pointe de Graves à 30 m d'altitude, est la porte des Landes pour les deux fléchards. Alors là, pour du plat, y a pas mieux, y a pas pire, selon l'idée qu'on se fait de 300 km d'une platitude monotone égale et permanente plantée d'une armée innombrable de pins rigoureusement tous semblables, dont les troncs forment de chaque côté de la route un sombre mur inconsistant, avec par ci par là, réservés au maïs, quelques espaces nus et lisses aux teintes lugubres de raz-de-marée sur sol lunaire. " Le pin et le maïs, y a que ça ici ! ", a sobrement commenté ce midi le restaurateur à l'ancienne de Sore en servant un large plat de lentilles, l'unique plat du jour. Le lendemain midi trouve nos deux pédaleurs à l'Hôpital d'Orion, vestige d'un relais d'un des chemins menant à St-Jacques de Compostelle. L'unique commerçant du hameau leur vendra, côté épicerie, pain, pâté, fromage et boissons, puis les installera côté bar pour la dégustation de leurs achats, le tout pour un prix dérisoire.

Dans les Landes, point de col évidemment, mais ce coquin diablotin murmure plus que jamais à nos p'tits vieux que là, droit devant, se rapproche ce fameux col de Courlécou. Même qu'il est porté sur la carte Michelin pliée sous le transparent de leur sac de guidon. D'ailleurs, le Pays Basque est là : les frontons, les maisons blanches et l'Euskara (la langue Basque) ont fait leur apparition. Et à l'étape du soir, à Louhossoa où l'hôtel est mitoyen avec le troquet du village, l'hôtelier se fait cicérone en emmenant nos deux curieux assister à un match de pelote basque ; il leur en explique même toutes les règles. Ça c'est du vrai cyclo-tourisme !

La brume est ici paraît-il un gage de belle journée, alors c'est sûr et certain, cette dernière étape d'une demi-journée sera belle. Pour l'instant, nos deux p'tits vieux tout gaillards plongent tout net dans les nuages qui stagnent en dessous d'eux à 100 m d'altitude, repassent sous la masse ouateuse pour glisser le long de la Nive, joli torrent pyrénéen, mais rivière basque d'abord. Pour glisser, ils glissent, ils patinent même, car la chaussée, confidentielle, est une succession continue de ressauts extrêmement pentus qui laissent plusieurs fois nos gaillards au bord de l'asphyxie ; et ce n'est pas cet excessif raidillon planté à l'entrée d'Itxassou qui les fait changer d'avis.

Les provisions de Claude
Ouf ! Une pause est la bienvenue. La boulangerie de l'endroit est mise à contribution pour fournir quelques reconstituants. Normalement, il n'y a pas à subir cette corvée car les provisions de Claude y pourvoient largement, mais elles sont épuisées. Elles ont tenu six jours quand même ! Il faut dire qu'au départ, si le vélo de Claude pèse infiniment plus lourd, c'est qu'il emmène avec lui de quoi tenir un sévère siège de longue durée. Faites l'inventaire du sac de guidon de Claude, véritable garde-manger ambulant, et vous y trouverez ainsi un jambon de Paris, un cake de viande en tranches (tranches larges comme une main de catcheur), un saucisson taille 16 dents (ça, c'est lui qui précise), tomme de fromage Edam et 1/2 tomme de mimolette (faut varier, précise-t-il encore), plus quelques babioles style fruits secs et en-cas divers.

Tout ou rien pour un col
Claude a retrouvé le moral et il chante : - Coucouroucoucou...ou...ou...Col de Courlécou...ou..
Et il file... Voici le long, très long faux plat d'Herboure, 80 m de dénivelé pour 5 km de route, et Claude file ... Première bifurcation, une indication : col d'Ibardin.
C'est pas celui-là et Claude file, et il chante.
Et Gaby rame derrière, et il crie : première à gauche ! première à gauche !
Peine perdue... Bifurcation, pas d'indication. On n'entend plus Claude chanter, il file de plus en plus rapidement dans le vent... Et Gaby ne crie plus... pour quoi faire ?
Enfin, un immense rond-point calme les ardeurs de notre cyclo-chanteur :
- Dis-donc, où c'est la route pour le Col de Courlécou ?
Ça sent le coup fourré :
- Derrière nous, tu l'as passée sans la voir, sans ralentir, tu filais...
- Ben oui, ça descendait, ça valait le coup, j'ai rien vu. Et c'est loin ?
- Trois kilomètres à remonter derrière nous pour retrouver le croisement, ...
- Trop loin, tant pis !

On entend un rire diabolique se répercuter dans les airs. Tordre le cou à ce mauvais génie ? Le pendre haut et court ? Car tout de même cela valait-il la peine de faire 1170 km pour récupérer un col ? Et pour finalement le rater ? Sale coup ! Déception ?
Quoique... Allons, que diable, il reste à nos deux p'tits vieux le plaisir partagé d'une Flèche Paris-Hendaye réussie, avec des images plein la tête et de joyeux souvenirs évoqués maintes fois dans une totale connivence.

Gabriel BARILLET N°2959

de REIMS (Marne)


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