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UNE JOURNEE COMME LES AUTRES

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Les joies du cyclotourisme ! Chaque fois que ce cliché me tombe sous les yeux, je me tapote doucement le menton en pensant aux souffrances et aux déceptions dont s'entoure, à proportion au moins égale, notre salubre activité. Cette journée du 12 août 1981 qui commence ne se présente pas précisément sous le signe de la joie, la moyenne sera sauve.

Du hameau de Fucchia jusqu'au sommet de la Forco Rossa, les brumes jouent à nous dérober et à nous restituer tour à tour notre décor d'alpages et de parois colorées ; sur la crête ensoleillée, c'est l'apothéose : le soleil projette tout à coup sur l'écran diaphane du brouillard nos trois silhouettes auréolées d'un halo arc en ciel qui les suit dans tous leurs mouvements ; témoins et acteurs, pour la première fois en des décennies de vagabondages montagnards, d'un si étrange phénomène (*), nous nous surprenons à jouer comme des enfants avec nos ombres un instant sanctifiées. Saint Marcel, Saint Jacques, Saint Michel, priez pour nous !

Ils n'ont pas dû apprécier la plaisanterie : au long du sentier qui nous descend à Malga Ciapela, le ciel gris et l'air frais règnent sans partage ; le soleil ne reparaîtra qu'à Arabba, au terme de la si belle niche de Livinallongo, comme s'il avait deviné l'importance historique du moment.

Le petit col de Campolongo ne mériterait en effet pas tant d'honneur si les hasards de la randonnée ne l'avaient promu millième de ma liste. Au fond, il est bien qu'il en soit ainsi : un col sans prétention dans une journée comme beaucoup d'autres, au coeur de ces Dolomites que j'adore, où j'ai tant peiné et tant admiré et que je parcours sans doute pour la dernière fois à vélo. Un Hochtor ou un Theodul auraient peut être conféré plus de panache à mon «bâton de maréchal» des 100 cols, mais j'en aurais voulu au mauvais goût d'un sort qui aurait désigné un trop modeste tel que La Luère ou Osquitch. Campolongo, c'est une bonne moyenne.
Un chocolat chaud au sommet, une photo souvenir dans la descente sur Corvara, ce seront là toutes les solennités dont nous entourerons l'événement qui n'exige tout de même pas l'érection d'un monument. En route pour le mille et unième !

De majestueux cumulo nimbus dans un ciel purifié, il n'en faut pas plus pour regonfler le moral des héros qui en prend bientôt un nouveau coup sous le déluge glacial et inattendu de Sankt Vigil. Un thalweg desséché, malmené par l'érosion, plein de cailloux, conduit nos pas fourbus au sommet du Kreuzjoch où, fait rarissime, les origines des deux torrents opposés se donnent littéralement la main. La pluie a repris et s'obstine dans la clarté dorée, irréelle, qui allonge devant nous trois ombres démesurées à la recherche de leurs auréoles perdues. Aux alpages d'Hochalpen, pas de foin pour dormir : il y a de ces joies qu'un simple détail transforme aussitôt en angoisse ; le balcon de bois d'un pavillon de chasse sera notre refuge. On se résigne, on a l'habitude ; et le soleil couchant tire contre les parois du Seitenbach un somptueux rideau de velours rouge sur cette journée comme les autres.

Joies du cyclotourisme !


(*) Peut être s'agit il du phénomène atmosphérique appelé Spectre du Brocken ?

Michel PERRODIN

TALANT (21)


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