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La montagne sacrée

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Il est là, dans la vitrine, tout de rose vêtu et je le regarde jour après jour avec les yeux de l’envie tournés vers l’avenir.

Ah, si j’avais un vélo de course, j’irais plus loin, plus haut, plus vite. Et plus que tout, c’est ce vélo que je veux parce que j’aime sa belle couleur rose tendre, un rose doux qui promet un pédalage généreux et harmonieux.

J’ai toujours rêvé d’un vélo, aussi loin que je me souvienne. Petit, je tournais autour de mon pâté de maisons avec un tricycle bleu avec lequel tout mon corps semblait frotter sur l’asphalte. Plus tard, j’enfourchais un mini-vélo blanc cherchant un équilibre que j’eus tant de mal à trouver.

Ma première escapade, à 13 ans, je la vécus sur une bicyclette bleue de dame. J’avais peur de la barre. Quelle idée ! C’est comme la peur de l’avion, aussi irraisonnée, aussi dénuée de sens. A-t-on peur de monter dans une voiture ?

Je troquais ma bicyclette féminine contre un randonneur, toujours bleu, lourd, massif, difficile à décoller vers les sommets du massif vosgien. Et même si j’y parvins, ce ne fut que sueur et pauses pour récupérer quelque énergie.

Et là, ce vélo de course, dans cette vitrine de champion, rose comme le maillot du leader du tour d’Italie que revêtira pour la première fois Bernard Hinault l’année suivante, il me fait du charme, il me parle, il m’envoûte.

Imagine que tu me prennes avec toi. Que de grandes choses nous pourrions faire ensemble ! As-tu jamais rêvé de franchir les grands cols de légende, des Christophe, Pélissier, Magne, Leduc, Anquetil, Coppi, Bobet, Bartali, Merckx ou Hinault ? Quelle joie tu connaîtrais de grimper sur les flancs des Ballon d’Alsace, Tourmalet, Aubisque, Izoard, Galibier, Iseran, Saint-Bernard, Grossglockner, Alpe d’Huez ou Stelvio ?

Devant cette vitrine, je me voyais champion du monde dominant tout l’univers de la course cycliste. Les pentes des Géants étaient de véritables rampes de lancement vers le firmament de ma gloire. J’étais léger et aérien, danseur de bicyclette projeté vers l’infini. Oh, pour ainsi dire, j’étais tout simplement heureux par anticipation.

Mon esprit voyageait avant même de posséder la monture. De tout temps, mon doigt avait préparé le terrain d’un index majestueux et magistral traversant massifs alpins et pyrénéens à la vitesse d’un TGV sur les cartes Michelin étalées sur la table de la cuisine. C’est ça que j’aime, rien d’autre. Inutile de me parler mobylette, les copains ou boîtes de nuit, c’est de vélo que je veux grandir, de sensations d’apesanteur sur les flancs montagneux que je veux jouir. J’échange noctambulisme, pétarades et odeurs nauséabondes contre les senteurs vespérales, les bruits étouffés et la lumière éclatante de la nature.
Avec toute la fougue de la jeunesse et malgré mes capacités à rêver du lendemain, je n’avais pas vu le quart de ce que ce vélo allait me faire vivre. Je l’achetais en effet en janvier 1979 avec le premier argent que j’avais gagné l’été précédant en travaillant. C’était mon vélo, à moi, de la couleur que je voulais, de la taille qu’il me fallait comme un fait exprès. On eut dit qu’il avait été construit pour moi, qu’il m’était destiné.

C’est un ancien coureur cycliste qui me le vendit. Le pauvre, il est mort un quart de siècle plus tard au champ d’honneur cycliste en héros de la mythologie sportive. Charly intimidait le jeune que j’étais auréolé d’une notoriété ayant dépassé le cadre local des compétitions. Il s’entretenait avec Poulidor, au téléphone, lorsque j'entrais dans son magasin de la rue du Faubourg National à Strasbourg. Je pense qu’ils pouvaient être amis avec des caractères si proches mêlant gentillesse et humilité.

A peine acheté, je projetais un voyage à vélo, m’entraînant immédiatement sur les pentes vosgiennes et participant à tous les brevets de cyclotourisme organisés dans la région. Je prenais contact avec un club local, puis un second et appris l’existence de la FFCT. Avec le recul, je fis des rencontres déterminantes et parfois éphémères qui me permirent de vivre ma passion idéalement.

Charly me céda la bicyclette de mes rêves, Jean m’appris l’existence des structures locales et fédérales et Fabien m’accompagna sur les routes de France et de huit autres pays. Enfin, un second Jean sut m’insuffler l’envie d’écrire et de relater tout ces bons moments vécus sur les routes avec mon beau vélo rose.

Un quart de siècle plus tard, le bilan est merveilleux. J’ai toujours les yeux rivés sur mon vélo avec les mêmes rêves d’ailleurs même si j’ai pris mes distances avec les structures officielles par souci et besoin de liberté. Les projets envahissent toujours mon esprit avec la même intensité. L’avenir n’est pas à la morosité mais au vélo qui correspond toujours davantage aux besoins de notre société hyper stressée et tournée vers l’écologie. A ce titre, le vélo est un formidable vecteur qui exclue les tensions et s’intègre idéalement dans un environnement que nous voulons protéger.

Quoi qu’il en soit, je n’oublierai jamais l’adolescent que j’étais, admirant ce vélo tout rose derrière sa vitrine, les yeux pleins de rêves de voyages et d’indépendance, et pourtant si ignorant des plaisirs à venir sur les routes escarpées de la montagne sacrée.

Jacques Schultheiss

CC n°1694


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