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La traversée des Andes du Pérou

Revue N° 33 Page 16

Quand un pilote de l’Aéropostale s’est écrasé sur une pente enneigée des Andes au tout début de l’aviation, il s’est préoccupé des journées entières afin que son corps au moins soit retrouvé. Sinon sa femme n’aurait pas de pension de veuve. On le retrouvera à demi-mort. Vol de nuit d’Antoine de Saint-Exupéry est un livre qui pique la curiosité. Je l’ai lu quand j’étais adolescent. Voilà une des raisons pour faire une randonnée en vélo dans ces régions avant d’atteindre la soixantaine.

C’est un défi de traverser à vélo et tout seul les Andes où les cols et les plaines sont situés au-dessus de quatre mille mètres et on y retrouve des vestiges mystérieux de civilisations perdues. Au cours de la première semaine il s’agit surtout de s’habituer à l’altitude. Voilà pourquoi j’ai pris immédiatement un avion de Lima à Cuzco pour m’acclimater à la vie à une altitude de 3500 mètres. Des journées passionnantes. A la fin de la semaine l’Incatrail : une randonnée de quatre jours au mystérieux Machu Picchu, un site archéologique Inca sur un des contreforts de la vallée sainte. « Visiter le Pérou sans faire escale au Machu Picchu, c’est comme un voyage en Egypte sans voir les pyramides », ai-je lu quelque part.

Tout seul à travers les Andes :

La distance de Cuzco à Nazca, à travers les Andes, est à peu près de 700 kilomètres. Pas de problème. Rouler seul non plus. Voilà qui est agréable. Cela mène à des rencontres intéressantes. Dangereux ? Une grande ville présente davantage de dangers. Le défi se trouve dans l’altitude et dans la distance entre les petits villages et les petites villes. Les distances entre ces localités sont trop grandes pour une journée de vélo. Les possibilités de logement limitent les étapes du jour à 50 ou à 70 kilomètres.

Muni d’une petite tente, d’un sac de couchage polaire, d’une combinaison de ski et d’une série d’anciennes cartes détaillées, je me mets en route tout en croyant que les distances et les altitudes collent. C’est une idée naïve. Des étapes de plat s’avèrent être en partie parsemées de vallées de rivières qui descendent de 800 ou de 1200 mètres. Les 27 kilos de bagages entassés sur mon fantastique Koga World Traveller rappellent tous les jours la règle d’or du cyclotouriste : « Tout ce qu’on n’emporte pas, c’est autant de pris. »

Il y a bien des chemins de montagne magnifiques, des fleurs, des cactus hauts de quelques mètres. Et puis des descentes énervantes. Le long de la route,on voit énormément de petites tombes à des endroits où une victime de la circulation a trouvé la mort. Les cyclotouristes imposent en général le respect. Les chiens errants contre lesquels tout le monde me met en garde, se sont révélés moins agressifs que prévu. Probablement grâce au fait que je connais bien les chiens depuis mon enfance, j’ose même chasser les spécimens qui ont l’air le plus redoutable. Le plus souvent ce sont des trouillards, néanmoins il faut faire attention.

Des virages comme des méandres :

Le premier col, l’Abra de Huillque, se situe d’après mon relevé à une altitude de 3900 mètres. La carte indique quatre mille. La montée se fait tellement lentement que je n’en crois pas mes yeux, quand j’arrive au sommet.

- « si señor, si, abra aqui !, » confirment deux paysans qui passent.

Vous avez dit col élevé ? Pas question de manquer d’oxygène. Abracadabrant. Je refuse de noter ce col d’une hauteur imprécise dans mon carnet de route comme mon premier exemplaire de quatre mille mètres et je marque donc 3900 mètres. Quelques centaines de mètres plus loin, ce col révèle sa vraie nature : d’énormes lacets dans les virages de descente. Dans un village à mi-chemin des enfants m’interrogent avec beaucoup de curiosité. D’où ? Holanda ! Pour aller où ? Nazca ! Solo ? Si ! Il est dingue, ce type, pensent-ils selon moi dans leur langue des Quechuas. Certains d’entre eux parlent un peu anglais. On dirait qu’ils sont collés à mon vélo comme du chewing-gum. Tous ces accessoires, quel luxe. Combien ça coûte? Impayable ! Le col suivant se pose là. Des heures à vélo avec une dénivellation de trois à quatre pour cent. Ici et là il y a sur les rochers des indications à la peinture pour montrer au millimètre près les distances et les altitudes. Le sommet, où je déjeune, s’élève à 3983 mètres et 479 millimètres. Au loin la cordillère enneigée de Vilcabamba avec son célèbre Salcantay que j’ai aperçu de l’avion et qui brille au soleil dans sa blancheur. Le ciel se couvre. Il commence à faire froid. Je mets un K-way jaune et des collants. La descente. Dix kilomètres d’asphalte noir. Des averses de grêle. De la pluie. Brusquement le bitume s’arrête. La boue et les rochers tiennent lieu de chaussée. La chaussée ? Un lit de rivière plutôt ! Vingt kilomètres à parcourir dans un bourbier aux tons orange et jaunes. Patatras ! Crevaison du pneu avant à cause d’un morceau de rocher pointu.

Bruit de cascade :

Complètement orange j’arrive dans la capitale de province, Abancay. Il fait une chaleur tropicale. Les rues sont ornées de personnages religieux joliment coloriés et faits de feuilles vertes, de fleurs, de copeaux peints et de farine blanche. Tout cela en vue d’une procession, le soir. Des scènes émouvantes. Puis quinze kilomètres de descente par la Panamericana Nortes jusqu’à la sortie vers Chalhuanca. Toujours pas d’asphalte. Est-ce bien la bonne sortie près du pont ? Aucun poteau indicateur. Donc il va falloir attendre l’arrivée d’un car ou d’un camion pour obtenir la confirmation de la bonne direction. L’itinéraire suit un canyon en amont entrecoupé de temps à autre d’un pont ou d’un petit tunnel. Après des heures de montée le bruit de l’eau qui tombe en cascade m’est devenu assez familier. Là où il y a des belles crevasses en pente raide, l’eau saute de partout, de temps à autre le bruit fait place au piaillement de grands groupes de perruches vertes qui s’envolent effrayées ou au bruit de moteur d’une voiture qui passe. Ce bruit de cascade disparaîtra seulement juste avant le col, l’Abra Chicurune, haut de 4214 mètres. Mais avant d’en arriver là, il se passe des choses moins drôles.

Déshydraté et réfrigéré :

J’ai traversé les Andes. Ne me demandez pas comment. Promesa, un village minuscule, sans électricité. Bien malade pendant deux jours. La diarrhée me surprend la nuit où je dors sous la tente dans un camp de cantonniers. Ensuite je suis resté couché chez eux pendant deux jours dans une remise.
Malgré mes tentatives de protestations le chef d’équipe me fait transporter au petit hôpital local par les Carreteras, la gendarmerie routière. Ce sont des gens très sympas. Une petite journée à l’hôpital, car il paraît que je suis passablement déshydraté et à cause de cela assez apathique. C’est une idée alarmante dont on ne se rend pas compte, même en étant médecin soi-même. Cela vaut aussi pour la réfrigération.

Une fois plus ou moins rétabli, j’attaque l’Abra Chicurune. Un col magnifique qui compte sept lacets. Je monte à un rythme régulier, consultant sans arrêt le cardiofréquencemètre Polar qui mesure aussi bien le battement du cœur que l’altitude. D’abord il n’y a que des vastes pampas à environ quatre mille mètres avec ça et là quelques cols plus élevés. Des cieux bleus magnifiques et au lointain brillent des sommets blancs. Peu avant le sommet de ce deuxième col de quatre mille mètres au cours de la journée – l’Abra Huashuaccasa – le ciel se noircit. La grêle tombe dru et il fait un froid glacial. En quelques secondes l’asphalte noir est devenu blanc. Je cherche un abri en m’appuyant contre un rocher escarpé. Au bout d’un quart d’heure retentit le lent et lourd vrombissement d’un moteur diesel. Il paraît que c’est le car express pour Nazca par Puquio. Le vélo sur la galerie et moi, tout grelottant, dans le car. Partout je vois des visages pleins de pitié. Quel est celui qui va faire du vélo dans ces coins-là ?

Le lendemain j’ai pédalé un morceau en sens inverse en guise de compensation. Figurez-vous qu’on escamote des kilomètres. Cela, c’est tricher, pourraient faire remarquer mes amis cyclotouristes. Par conséquent, à nouveau la montée d’une bosse de plus de quatre mille mètres. Des perspectives sur les pampas, par-ci, par-là un lac et puis à nouveau une belle descente. Le cyclotourisme : voilà qui donne du plaisir!

Condors :

Manger et boire en cours de route ne posent pas de problème. Tous les dix, vingt kilomètres on trouve bien une petite auberge ou un petit magasin. Du coca, de l’Incacola, de la limonade, de l’eau minérale, des biscuits, des petits pains en forme de galettes et le plus souvent aussi des bananes qui poussent dans des petits champs le long de la route aux endroits ensoleillés et moins élevés. Il faut passer la nuit derrière une auberge ou dans une remise du seul magasin au village de Valdo, puisque camper derrière l’hôpital local a été interdit. Le magasin sert aussi d’auberge et de forge. Le propriétaire est fier comme un paon à cause de son hôte qui vient de si loin. Cela lui vaut des hordes de clients supplémentaires qui veulent tout savoir. La dernière bosse élevée des Andes me revient à 21 kilomètres de montée et chemin faisant on traverse seulement un hameau qui compte cinq maisons. Toujours des belles fleurs, car la limite de la végétation se situe ici à un niveau plus élevé que celui des Alpes.

Le sommet du Condorcenca (4140 mètres) a l’air morne avec au loin ses vastes pampas d’un jaune brunâtre. Morne seulement jusqu’à l’apparition de deux condors. Ils disparaissent aussitôt. Je sais de quoi il s’agit. Au moment où je me demande où ils ont disparu, j’aperçois en haut derrière moi un grand troupeau de vicuñas (vigognes). Ce sont des lamas fauves qui ressemblent à des chevreuils et qui commencent à s’énerver. La meute des condors fonce. Tout cela à quelques centaines de mètres.
Après un moment d’hésitation j’y vais à pied pour prendre quelques photos de près, en faisant bien attention que ces oiseaux d’une envergure de trois mètres respectent un fada de cyclo néerlandais en k-way jaune. Les condors noirs détestent le jaune. La preuve. Un faon à moitié vidé et sans yeux se retrouve plus tard sur la photo.

Descente de cent kilomètres :

Qui l’a déjà fait ? D’abord une dizaine de kilomètres à travers les pampas, des steppes légèrement vallonnées, ensuite le parc national « Pampas de Galeras », un petit col, et puis des lacets sans fin vers le bas. Des rangées de montagnes l’une après l’autre, séparées par différentes couleurs qui varient du ciel bleu au gris des nuages. Un peu de soleil et pourtant il fait frisquet. Faut regonfler les pneus pour obtenir une meilleure tenue de la route. Reste encore une petite compétition avec un camion qui finit par gagner juste avant Nazca.

Quelle traversée des Andes ! Je suis soulagé de ne pas être obligé de faire le trajet en sens inverse comme j’en avais d’abord l’intention. Et puis Nazca. Que la vie peut être belle ! J’ai atteint mes objectifs, c’est-à-dire Machu Picchu, la traversée des Andes et les lignes de Nazca. Il me reste encore une promenade à vélo le long de ces lignes mystérieuses et séculaires. D’une colline ou d’une tour de guet on peut parfaitement observer la longue ligne droite. Les formes d’animaux sont beaucoup plus floues à cause de leur dimension énorme. Du haut du ciel à bord d’un petit avion Cessna, c’est l’inverse. Des formes fascinantes. Le célèbre singe avec sa queue en spirale se compose d’une seule ligne et mesure 90 mètres. Le héron est avec ses 285 mètres la plus grande forme animale. Les lignes datent de quinze cents à deux mille cinq cents ans. Qu’est-ce qui a motivé ces braves gens de Nazca ? Est-ce que c’est un calendrier astronomique ? Est-ce que ce sont des prières aux dieux des montagnes ? Des marques pour indiquer des emplacements d’eau ? On l’ignore.

Le vol en avion devient tout à fait fantastique quand j’obtiens le droit de piloter le Cessna jusqu’au petit aérodrome. Aux environs de Nazca il y a beaucoup d’autres curiosités telles que les canalisations d’eau souterraines et le cimetière séculaire en plein air où les momies sont assises dans leur tombe, les genoux repliés. Tout cela est très intéressant mais ce serait trop long pour cet article. Cela vaut aussi pour le voyage en car vers l’Océan Pacifique ; l’excursion en car à Inca et à Pisco pour continuer ensuite vers Lima ; ainsi que pour la promenade en bateau aux colonies de la faune maritime aux îles Ballestas, la randonnée en vélo sur la presqu’île de Paracas, une sorte de Sahara au bord de la mer. Je ne parlerai pas non plus des nombreuses rencontres fantastiques faites au cours de cet inoubliable aventure cyclotouriste aux Andes du Pérou.

Kor van Hulten

CC 3491




Information :
· Lonely Planet. Pérou e.a. pour l’hébergement, les routes et information touristique.
· L’internet fournit beaucoup de renseignements : www.cusiwasi.com etc.

Cet article est un traduction par Philipe Wijkamp, à Bunnik, NL, d´un article dans "FietsSport Magazine", 2001, no 2. "FietsSport Magazine" c´est le Magazine officiel de NTFU. NTFU, c’est L’ Union de Cyclotourisme de Hollande.

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