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Lou-Ann ou ma nouvelle vie...

Revue N° 30 Page 22

Quel rapport, allez-vous me dire, avec l'activité du club des Cent Cols ?
Mais si, vous allez voir...

Qu'est-ce qui peut être plus fort qu'une passion ? Une autre passion, pour peu que l'objet de cette nouvelle passion soit plus précieux. Sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, ma pensée s'est souvent envolée vers Magali et ce bébé qui allait arriver, plutôt que vers le prochain col que j'allais franchir, même si j'ai pris un réel plaisir à ce pèlerinage, perchée sur mon bon vieux V.T.T qui accomplissait là son énième périple et avait retrouvé, avec les sacoches, sa configuration voyage.

Puisque Lou-Ann devait voir le jour dans la deuxième quinzaine d'août, je souhaitais partir tôt, dans les vacances scolaires, et peu de temps pour être près de Magali à l'approche du grand jour, au cas où elle aurait besoin de moi et aussi (surtout ?) parce que, loin d'elle, je savais que j'allais trépigner d'impatience, d'inquiétude et de mauvaise conscience.

Nous choisîmes donc comme but, sur 13 jours, le pèlerinage de Saint-Jean-Pied-de-Port à Saint-Jacques par l'itinéraire des marcheurs et ce que j'avais craint de ce voyage de 850 km s'avéra vite sans fondement. En effet, je m'étais dit que je risquais fort de gêner les pèlerins à pied, traditionnels et à leur place sur les chemins mais, finalement, à part quelques rares passages étroits et/ou non cyclables, la voie piétonne permettait la cohabitation et l'acceptation de cette nouvelle race de pèlerins que sont les vététistes.

Ce ne fut pas le plus beau de mes voyages, ni le plus dépaysant, mais il restera certainement le plus attachant, le plus enrichissant, le plus émouvant. Motivé ou non par la religion, pour peu que l'on soit sensible et attentif aux autres, on voit des personnages remarquables émerger de la procession ininterrompue des centaines de personnes rencontrées. Le soir, si l'on a la chance d'être hébergé dans l'une des auberges de pèlerins qui jalonnent le chemin, les voisins de dortoir racontent, parlent, se dévoilent...

... Comme cet enseignant italien, incollable sur les richesses et détails du pèlerinage qu'il accomplissait pour la troisième fois, méthodique, cultivé, discret et solitaire sur le chemin, mais chaleureux et à l'écoute des autres pèlerins, le soir à l'étape...

... Comme ce français, parti du Puy-en-Velay et marchant seul depuis un mois et demi pour revisiter son passé et en revenir dépouillé, devenu un autre homme attiré par d'autres valeurs, soudain humanisé, et qui cheminait, suivi ou précédé comme son ombre par un jeune américain athlétique rencontré, justement, sur le chemin, et muet jusqu'à l'étape où son compagnon de voyage improvisé compensait son ignorance de la langue espagnole...

... Comme ce couple de français partis de La Rochelle avec âne et bagages, marchant sans hâte, pour prendre le temps de découvrir et de vivre...

... Ou encore ce couple de suisses à V.T.T, au paquetage volumineux échafaudé à l'arrière et à l'équilibre apparemment incertain : chez eux, pas d'effets de matériel ou d'équipement dernier cri, juste un look de cyclos occasionnels. Ce n'était qu'une apparence et nous avons retrouvé en eux ce goût immodéré pour le voyage à vélo ; nous parlions le même langage et partagions la même passion.

J'ai compris, tout au long de ce voyage, le réel besoin de solitude et de méditation de nombre de pèlerins et, sur mon vélo, mes jambes programmées pour pédaler assurant la progression, je pouvais penser moi aussi, et surtout à cette vie qui allait commencer. Plus tard, lorsque Lou-Ann sera en âge d'écouter sans ennui, si je suis encore là, je lui raconterai...

... Je lui dirai ce qui m'a le plus marquée...
Nul ne peut se perdre sur le chemin de Saint-Jacques ; un fil conducteur, fait de flêches simples, de coquilles plus ou moins stylisées aux superbes couleurs jaune et bleue, des figurines de l'année sainte 1993 (l'année est sainte si le 25 Juillet - la Saint-Jacques - tombe un dimanche), guident le pèlerin de façon plaisante. L'œil est vite imprégné de ces signes qu'il repère de loin et que le voyageur suit aveuglément, comme s'il était sur des rails. Le jeu se complique uniquement dans les grandes villes, lorsque se multiplient les voies et croisements et qu'un instant d'inattention peut laisser passer les précieux indices.

Nul ne peut craindre de souffrir de la soif, de la faim ou du manque d'un abri où se reposer. Les ravitaillements sont nombreux et les auberges de pèlerins, dont la version ancienne était les hôpitaux de Saint-Jacques, se multiplient d'année en année et jalonnent régulièrement le chemin, installées dans des lieux très divers (anciennes écoles, gymnases, vieux bâtiments restaurés et aménagés, ermitages, vieilles églises, anciens théâtres et bâtiments modernes...). Elles offrent presque toutes, pour un prix de base modique (libre à chacun de gonfler ses dons), une douche, un couchage et un coin cuisine, sommaires ou confortables, détail souvent secondaire, le pèlerin étant généralement plus préoccupé de spiritualité, de découverte et de convivialité que de confort matériel.

Nul ne peut être insensible à l'originalité de chaque région soucieuse de sa différence, riche de ses paysages propres, de ses légendes et des vestiges de son passé, comme les nombreuses illustrations de la 'Reconquista' objets de soins multiples pour faire honneur au 'chemin'. Pas question de décrire (réduire) en une ligne chacune de ces régions et impossible d'en résumer l'intérêt culturel à quelques monuments phares ; ce serait oublier l'infinie diversité de l'empreinte du chemin sur cette partie de l'Espagne. Durant tout le voyage, à travers la Navarre, la Rioja, la Castille-Leon et la Galice, la mémoire s'enrichit des splendeurs architecturales romanes ou gothiques que les hommes ont érigées sur le 'Camino' au cours de leur histoire religieuse. Sur des petits chemins discrets ou de larges pistes le plus souvent ondulantes (l'Espagne étant essentiellement montagneuse) et quelquefois désespérément rectilignes et plates, les pèlerins avancent dans un décor or, sable et vert de cultures, vignobles et forêts, réveillent les modestes villages et animent plus fortement les grandes villes. Lorsque, vers la fin du pèlerinage, à l'extrême ouest de l'Espagne, on plonge vers la verte Galice, on a l'impression de changer complètement de pays. Elle a gardé de ses origines celtiques une langue (le gallego, à consonances portugaises) et une culture à part et ses paysages évoquent plutôt l'Irlande.
Donnerai-je à Lou-Ann le goût du voyage à vélo, une autre façon d'apprendre ou de réapprendre la géographie et l'histoire ? Saurai-je lui communiquer l'envie de partir un peu à l'aventure, de consentir un effort qui valorise un peu plus le but atteint ? Je me posais ces questions, bien prématurément il est vrai, lorsque j'analysais mes journées qui se déroulaient toutes selon le même schéma (quand nous logions dans les auberges de pèlerins) mais qui ne péchaient jamais par monotonie.

Dans les dortoirs, la majorité des marcheurs, réveillés tôt, refaisaient consciencieusement leur paquetage en chuchotant, accordaient à leurs précieux pieds quelques soins supplémentaires et partaient animer le chemin dès les premières lueurs du jour. C'était tout juste le moment où, en même temps que quelques piétons attardés, nous émergions d'une somnolence paresseuse pour accomplir, nous aussi, les gestes habituels du voyageur autonome. Clic, clac, les sacoches refaisaient corps avec le vélo sommairement vérifié, mes jambes transmettaient à mon cerveau quelques doléances et douloureuses impressions au démarrage. Il suffisait de serrer les dents et de se dire que tout allait rentrer dans l'ordre ; quelques pédalées d'échauffement plus loin (de plus en plus loin chaque année d'ailleurs...), effectivement, c'était comme si, depuis la veille, je n'étais pas descendue de vélo... voire...

Rapidement, sans mérite aucun bien sûr, nous rattrapions nos voisins de chambrée, un salut et nous filions à l'étape suivante. Les auberges de pèlerins étant réservées prioritairement aux marcheurs, nous savions ne pas pouvoir compter systématiquement sur cet hébergement. Parfois en surnombre, nous poussions plus loin si l'heure le permettait ou bien nous logions à l'hôtel ou en chambre d'hôtes. Le midi, comme le soir, autant que possible, nous fréquentions les petites auberges qui fleurissent sur le chemin offrant toutes, pour un prix dérisoire, le menu 'pèlerin' souvent original et local, manne touristique qui fait revivre de nombreux villages.

Nous renouvelions tous les soirs notre équipe de marcheurs compagnons d'une nuit ; les sacs à dos comme nos sacoches, déversaient, pour la nuit, leur contenu hétéroclite ; toilette, lavage et surtout soin des pieds constituent l'essentiel de l'activité d'un randonneur à pied, quel qu'il soit, sur le chemin de Saint-Jacques ou ailleurs. Bien sûr, la fin de la journée et la soirée étaient consacrées à la visite du lieu, à l'étude de l'étape suivante. Mais pour moi c'était le moment tant attendu d'aller aux nouvelles, de savoir si tout allait bien à Toulouse.

Qu'allions-nous découvrir le lendemain ? Allions-nous franchir des cols ?
Bien que ce fût un voyage modeste en ce qui concerne le nombre de cols récoltés et leur altitude (dénivellation totale 12000 mètres), nous en avons franchi quand même vingt-deux, dont 16 nouveaux, le point culminant n'étant d'ailleurs pas, comme on aurait pu le penser, dans les Pyrénées mais dans les Monts de Leon, à 1510m, non loin du col venté de la Cruz de Hierro.

Comme dans tout voyage, quelques anecdotes ou faits marquants, découlant directement de la spécificité de ce pèlerinage, se détachent des autres souvenirs.

Je me souviens de Pampelune, traversée au départ de la deuxième étape, comme d'une ville souillée par la fureur des fêtards de la San Fermin, aux rues jonchées de détritus divers, ennemis de nos roues qui n'en sortirent pas indemnes. Loin des effluves et dernières rumeurs de la débauche et de l'impureté, le pèlerinage n'engendre pourtant ni la tristesse ni l'austérité, comme en témoignent, plus particulièrement, la pittoresque et rutilante fontaine d'Irache qui coule miraculeusement en eau ou en vin, au choix du pèlerin soucieux de ne pas se déshydrater et l'intensité de la fête au Cebreiro, village typique de 'paillosas', où bonne table et musique réchauffèrent une soirée glaciale et ventée.

Je me souviens de deux nuits plutôt spartiates, l'une où nous étions tous serrés en rang d'oignons dans l'immense salle du Polideportivo d'Ayegui, près de l'inoubliable Estella, et l'autre justement au Cebreiro, où le mauvais temps nous obligea à accepter l'ultime place au sol disponible dans l'auberge pleine à craquer : dans une salle d'eau et toilettes. Je passe sous silence (!) les nombreuses nuits où, cernée par les ronflements appliqués de quelques voisins de chambrée, j'appelais désespérément de mes vœux un sommeil pourtant bien mérité.

Voyage décidément bien particulier : il met en évidence la force des croyances, des motivations et des convictions, de quelque nature que ce soit, qui forgent la détermination des pèlerins.

Mon principal étonnement fut l'ampleur de la foule qui convergeait vers Saint-Jacques. Selon les étapes, j'imaginais pourtant la sensation d'inefficacité que ressentaient peut-être les marcheurs sur quelques interminables et monotones lignes droites parfois chichement bordées d'une haie d'arbustes. Mais c'est certainement dans ces moments-là que le pèlerin, à tel point immergé dans sa réflexion et le recueillement, perd jusqu'au contact avec la piste et la conscience de ce qui l'entoure car, quelquefois, certains sursautaient vivement lorsque nous les doublions, comme réveillés par le bruit, et confessaient qu'il se croyaient seuls au monde.

Ma plus grande émotion fut l'arrivée à Saint-Jacques-de-Compostelle, sur la place de la cathédrale noire de monde. Même sans communion religieuse avec les pèlerins, il y a dans ce rassemblement la ferveur du chemin et de son accomplissement, la complicité, la ressemblance avec les autres pour une même entreprise et l'effort consenti pour atteindre le même but.

Aujourd'hui, Lou-Ann a six mois. Elle fait partie de moi ; où que je sois, quoi que je fasse, elle existe si fort que tout le reste devient secondaire. Le bonheur de la voir, et de l'avoir, est immense, complet. Bien sûr je continue de vivre intensément mes "chasses aux cols", parce que cette passion-là n'a pas cessé, subitement, le jour où Lou-Ann est née mais, si je dois m'occuper d'elle, aucun col n'aura jamais l'attrait nécessaire et suffisant pour m'en détourner.

Chantal SALA N°3674

de MURET (Haute-Garonne)


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