Page 73 Sommaire de la revue N° 29 Page 75

La grande Forcle sans tricher

Revue N° 29 Page 74

C'était le jour de ma réconciliation avec la bicyclette. On avait présenté l'ordonnance au pharmacien et ingurgité ce qu'il avait fourni. Vingt-quatre heures ou quarante-huit heures étaient encore passées sans que l'envie de monter sur un vélo me revienne. Une histoire de "jambes de coton". Pas de quoi se lancer dans des conquêtes glorieuses. Enfin... revint l'envie de sortir pour une heure ou deux.

Garçon ordonné dès qu'on me parle de bicyclette, j'aime qu'une balade ait un but. Ce col de la Grande Forcle (2266 m) aperçu au-dessus des alpages de La Plagne, entaillés par les chantiers de nivellement du domaine skiable, attisait ma curiosité. Vue de loin, la piste paraissait carrossable. Elle s'achevait en percée rectiligne, coincée entre la montagne de la Grande Rochette et le Roc du Diable. Depuis la croupe du Praz, on devinait là, deux ou trois kilomètres de chemins accessibles à toute bicyclette bien née, sans qu'il soit besoin d'en appeler au VTT.

Nous résidions pour quelques jours "en ville", dans une de ces stations d'altitude qui s'acharnent à domestiquer la montagne. Mais ceci est une autre histoire...

Pour redonner du sel à l'entreprise, il convenait de redescendre un peu. Départ donc de Bellecôte à 1900 m. Je me laissais glisser plus bas, jusqu'à La Plagne (1800 m) . De là, j'entreprenais de remonter doucement vers la Grande Forcle par un chemin balisé, dans les traversées de stations plus évocatrices de séjours sous la neige que d'ascensions de vrais cols pour cyclos : Plagne-Centre, Plagne-Village... La piste, enfin dans un état acceptable (on y roule sans regretter ses jantes de 23 mm), on s'y prélasserait même, si ce n'était l'ultime kilomètre raviné, et hérissé de pavés à l'état sauvage.

Lorsque j'arrive au col de la Grande Forcle, en plein brouillard, j'ai d'abord le sentiment du devoir accompli. Voilà donc un nouveau 2000 à livrer à la Confrérie ! Il n'est pas le plus dur, mais il n'est pas volé non plus.

Les jours passent et vient le remords. Comment s'arroger le col de la Grande Forcle, aussi discrète est la place qu'il tient dans mon imaginaire, avec ce départ à l'altitude de 1800
mètres ?

Je n'ai pourtant pas démérité, ce premier jour ! Après tout, dans l'état de vaillance relative qui était le mien, le marché n'était-il pas honnête ?

Il ressemble trop à une tractation de bas étage. Partir à 1800 mètres ? Autant dire moins de 500 mètres de dénivelée, rien à voir avec une "perf". N'est-ce pas en prendre à son aise et dévaluer les plus de 2000 ? L'évidence finit par s'imposer : il me faut revoir ma copie !

L'Isère coule plus bas, à Aime. La carte mentionne la côte 660 m lorsque le torrent s'engouffre sous la D 221, portant sur son dos susceptible, rafts et canoës. Va donc pour une plongée matinale vers Aime.
C'est ainsi que l'on méritera la Grande Forcle !

Je m'y engage trois jours après avoir atteint le col pour la première fois. Au creux de la vallée, quelques cyclistes entament l'ascension. La montée de La Plagne ne m'a pas semblé, cet été-là, attirer les grandes foules pédalantes ! Sans doute que le cycliste ne se sent pas émoustillé par ce nom-là, comme il peut l'être en entendant prononcer Avoriaz, Alpe-d'Huez, Luz-Ardiden ou Hautacam.
Dommage pour ceux qui traitent par le mépris les pentes négligées par les caravanes publicitaires, motorisées ou vélocipédiques. Après tout, les coureurs n'ont-il pas un métro de retard pour découvrir la montagne ? Les médias qui font métier de trousser des superlatifs autour du Tour, en ont réservé quelques-uns en découvrant des itinéraires nouveaux qui lançaient le peloton sur les pentes de Marie Blanque, de Menté ou de Joux-Plane, comme s'ils assistaient à une aventure inédite. J'imagine qu'ils ont suscité le sourire de quelques générations de cyclotouristes !

Me voici donc ce jeudi à moins de 700 m d'altitude, m'échauffant sur la piste cyclable qui remonte doucement le long de l'Isère jusqu'à Bourg-St-Maurice. Piste de fond l'hiver, elle est un joli lieu de rencontres matinales en été : cyclistes de tout acabit, joggers, rafts en partance pour des émotions fortes et atterrissages en série de parapentistes...

C'est ainsi qu'on se retrouve à Mâcot pour entamer vraiment l'ascension, une affaire d'une vingtaine de kilomètres pour 1500 m de dénivelée. Au fur et à mesure qu'on s'élève dans les lacets qui conduisent à Villars-de-Mâcot, puis à Prariond, se détachent de l'autre côté de l'Isère les monts du Beaufortain. Plus tard apparaîtront la Pierra Menta, puis le Mont Blanc. C'est-à-dire que l'effort est payé de quelques récompenses. D'autres, plus prosaïques, méritent un arrêt : au-desssus du hameau de La Roche, par exemple, il faut regarder les méandres de la piste olympique de bobsleigh enlacée par la route. La vasque qui recueillit la flamme trône toujours, inerte.

On peut ainsi monter jusqu'à la plus élevée des stations de La Plagne, Belle-Plagne, à près de 2000 m, en limite supérieure de la forêt, au cœur de laquelle s'est déroulée une bonne partie de ma première ascension.

Aujourd'hui, mon choix est différent : direction La Plagne-Centre et La Plagne-Village où la piste commence un peu au-dessus de 2000 m. Ce final muletier ne dépasse guère deux kilomètres, et le premier est inoffensif. Dans les dernières centaines de mètres, par contre, les sensations n'ont rien de commun avec la dernière ascension.

Cela fait plus de deux heures que je monte, et cette fois le 30x26 me laisse tout loisir de compter chaque tour de roue et le compteur affiche un bon 5 km/h. Il suffirait d'un pneu mal posé devant une pierre pour ne plus tenir l'équilibre et mettre pied à terre. Le col se dessine de mieux en mieux, mètre par mètre ! Voici la porte qui conduit de Champagny à la Vanoise. Le col s'achève au milieu de pentes d'une montagne dont le charme s'est évanoui en même temps qu'on la "skiabilisait". Je savais que ma quête du jour ne me conduirait pas au cœur de la montagne sauvage. Il existe d'autres voies pour cela.

En attendant de les retrouver, voici un vrai 2000 à joindre à la collection.

François TARTARIN N°3070

de TOURS (Indre-et-Loire)


Page 73 Sommaire de la revue N° 29 Page 75