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Hivernale au col San Francisco

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C'est l'histoire d'un col pas commode, le plus solitaire de toutes les traversées des Andes. Historique passage naturel au long cours entre les plus hauts volcans du continent réunis au milieu de rien. Désertique ascension que nous (Céline Morin et Gérard Teissier) explorons en juillet 2000 au cours d'une chasse hivernale éperdue aux cols andins du coin à plus de 4000.

Au début du 15 ème siècle, cette région argentine d'Atacama vivait sous entière domination Inca. En 1470, Tupac Yupanqui ordonna la conquête du Chili. Les guerriers de l'empire, partis du Cuzco, et enrôlant 50 000 soldats en chemin, traversèrent les Andes par le Col San Francisco. En 1535, une colonne espagnole dirigée par Diego de Almagro suivit le même chemin dans le même but. Les récits d'alors content les déboires de soldats ibères parvenus à Copiapo, côté chilien, avec de fortes gelures aux pieds et aux mains.

Au 19 ème siècle, l'ingénieur anglais Guillermo Wheelwright étudia la faisabilité d'une voie ferrée reliant la pampa argentine à Copiapo (initiative encore en réflexion quand se construisit le train transandin qui connecte Mendoza à Santiago du Chili, plus au sud).

Le San Francisco avait l'avantage de proposer des pentes très douces et d'épargner le recours à crémaillères ou tunnels. Son grand inconvénient était l'immense solitude à vaincre pour... ne passer que d'un vaste désert à l'autre. Cheminant à travers steppes et pré-cordillères argentines de Catamarca, les rails arrivèrent à Tinogasta en 1911, au pied des Andes, et en restèrent là, jusqu'à leur abandon pur et simple en 1975.

Entre-temps, le 30 décembre 1930, entrèrent dans Tinogasta trois voitures chiliennes, parties trois jours plus tôt de Copiapo (à 534 km de là), concrétisant la première traversée en véhicule à moteur du San Francisco.

Au début du 21 ème siècle, la mode est venue des cols avec le Chili. Chaque province andine d'Argentine investit massivement dans le sien. Survivront ceux qui le pourront. Catamarca a quasiment fini d'asphalter celui de San Francisco. Bémol de taille : le Chili n'en fait rien de son côté, et programme de le goudronner vers... 2005.

Début juillet 2000. La plus forte tempête de neige depuis vingt ans fige le Nord-Ouest argentin. Le San Francisco est fermé pendant une semaine. Plus au nord, accrochés aux flancs de l'Abra Blanca (Col Blanc, 4080 m) puis de l'Abra del Gallo (Col du Coq 4700 m), nous aussi subissons la furie du vent blanc (blizzard).

Fin juillet, mille bornes plus tard, nous entrons dans Tinogasta au moment où un Concorde s'écrase au pays. Depuis peu et la gare en ruines du hameau de Copacabana, nous longeons des rails à la dérive, témoins errants (aux traverses disparues...) d'un temps enfui. Caniculaire heure de la sieste en cette aimable bourgade-oasis assoupie au pied de la cordillère.

Départ le lendemain pour l'ascension de 255 kilomètres jusqu'au San Francisco, ponctuée d'un seul village, Fiambalá (au km 50), puis de deux points habités (douanes de Cortaderas et de Las Cuevas). Col marathon au profil atypique : pente moyenne de 0,52 % avec maxima (calculés sur la base de nos 70 relevés d'altitude) de 6 %.

Notre remontée du désert s'étire au milieu de pierriers infinis, franchit le gué boueux du Rio Troya, frôle les ruines pré-incas de Batungasta. Pause à Fiambalá. Derrière nous, de gigantesques dunes de sable qui atteignent 800 mètres de hauteur. Devant nous, un plan incliné empierré qui se redresse puis s'encanyonne. Bivouac dans l'abri inhabité d'Algarrobal.
Au deuxième jour, spectaculaires gorges rouges de Las Angosturas, jalonnées d'autres ruines, dévalées par un torrent boueux. Et de rares véhicules, au rythme de trois à sept par jour, comme d'habitude depuis des semaines.

A 3000 mètres s'ouvre l'ample vallée suspendue de Chaschuil. Il faudra maintenant cent dix bornes pour grignoter quatre cents mètres de dénivelée. Décontenançant décor désertique, immuable sauf tempête. On nous a avertis : "Si le vent blanc se lève là-bas, si les rafales de graviers et de grésil vous assaillent en cette rase montagne, votre seul salut consiste à... vous enterrer."

Ainsi, ignorante de la consigne, une vache congelée, statufiée en pleine course, gît-elle près de la cabane de bergers de Cazadero Grande où nous nous protégerons des -20° nocturnes sous les étoiles.

A partir de 3500 mètres d'altitude pousse le "pasto puna", pâturage d'herbes rêches et jaunies, d'ichus andins, où s'enfuient d'élégantes vigognes, vers l'Est et Las Peladas, chaîne sculpturale de volcans éteints parcourus d'éboulis multicolores.

La bise venue du Pacifique se faufile désormais entre les crêtes-frontières à l'ouest et chahute notre ascension de fourmis. Peu à peu pointent les plus hauts volcans d'Amérique du Sud : le Pissis (6882 m, n°3 des sommets du continent), l'Ojos del Salado (6930 m, n°2 derrière l'Aconcagua), le Nacimiento (6658 m, n°11), l'Incahuasi (6638 m, n°12) et le San Francisco (6016 m, n°47) flanqué de son cratère latéral mauve, bientôt si proche.

Au crépuscule à Las Cuevas, l'accueil des gendarmes vaut le déplacement. Le chef, tout puissant, infirmier et saoul en sus, nous assigne à résidence pour la nuit chez eux, dans une chambre à température ambiante (la fenêtre est brisée) où l'eau des gourdes gèlera autant que sous la tente depuis un mois.

Ce soir, notre interview hebdomadaire par téléphone-satellite avec des journalistes de Buenos Aires conte la grandeur de paysages bibliques, le bonheur d'aventuriers émerveillés. Avant le silence d'une nuit sereine, sauf les hurlements des chiens pour éloigner des ânes sauvages ou un puma rôdeur.

Au quatrième jour, à 4020 mètres d'altitude, après 234 km de grimpée, commence... l'ascension finale de 21 km. Simple question d'élévation, mètre après mètre, sur les S directs (virages en pleine pente) de la chaussée qui vient de succéder aux Z poussifs (lacets serrés) du chemin d'antan.

Tout récemment, une voiture emballée a fait un tonneau en ces parages. Les deux passagers, "Fangios" prisonniers dans leur véhicule par une température de -18° à 18 heures, ne se sauvèrent que grâce au retour tardif de touristes argentins montés découvrir le col en auto, comme cela se fait depuis que la chaussée est asphaltée. L'une des deux victimes étant le maire de Fiambalá, une polémique est née sur le dangereux isolement de ces lieux...

Notre face à face solitaire (aucun véhicule ce matin) avec des rafales glaciales consume nos dernières énergies là où les ultimes ichus ont disparu. Jusqu'à des rampes rectilignes, entre rochers noirs et névés éblouissants, qui finissent par s'aplanir sous un ciel bleu intense en plein désert minéral.

Paso San Francisco. Altitude 4765 mètres. Température voisine de -25° (l'équivalent, en plein vent soufflant à environ 40 km/h, de la température sous abri mesurée à -5°). Midi idéal et lumineux au milieu de rien, rien sauf l'époustouflante solitude des cimes andines, rien qu'un instant de rêve dans la chronique d'un col pas comme les autres.

Gérard TEISSIER N°745

de CHATILLON (Hauts-de-Seine)


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