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Le jeu dit "de l'Ascension"

Revue N° 29 Page 10

Il peut se jouer seul. A deux ou à trois, c'est plus agréable.
Il faut obligatoirement pédaler sur une longue route dont la déclivité doit au moins atteindre les 8 %. Idéalement, il faut une journée ensoleillée. Le vainqueur est celui qui le premier est passé par toutes les cases suivantes.

La case Sueur
Au départ, la transpiration se fait douce. De multiples étoiles scintillent sur les bras nus, Elles donnent un lustre agréable à leur teinte basanée. Ils ressemblent à des meubles fraîchement enduits de cire. Peu après, on ressent la caresse de la première vraie goutte de sueur...Elle glisse sur le front, s'aventure sur la crête du nez, devient de plus en plus volumineuse, avance de plus en plus vite pour enfin s'élancer dans le vide. Si votre nez est long et bien au centre du visage, elle échoue sur la barre horizontale de votre cadre.

Cette goutte inaugurale a tracé un sillon que ses sœurs empruntent tant que dure l'ascension. Elles sont de plus en plus rapprochées. Pour varier le jeu, on peut éventuellement les faire tomber, tantôt sur le genou gauche, tantôt sur le genou droit.

Quand la voie nasale est dépassée par le flux sudoral, des gouttes s'égarent vers les sourcils qui leur font barrage. Quelques instants seulement. Certaines sautent cette digue naturelle. En chapelets, elles entrent dans l'œil.L'œil endolori vous rend borgne pour quelques coups de pédales. La scène se reproduit à un rythme défini par la température extérieure et le degré de pente. Quant à la sueur du cuir chevelu, elle se rassemble sur le pourtour du casque qui fait office de gouttière. Elles tombent devant votre visage. Pour bien les voir, il faut loucher un peu. Pour mieux se distraire on peut s'exercer à les faire tomber tantôt sur le pied gauche, tantôt sur le pied droit.

La case Mouche
En général, elle se situe en haut du col. Là où les alpages ont remplacé la forêt. Une mouche audacieuse et curieuse se met à virevolter autour du nez. Elle l'examine de tous côtés, le compare aux orifices des ruminants. Alors elle appelle ses amies qui viennent discuter avec elle, avant d'appeler, elles aussi, leurs amies. En quelques minutes, elles sont plus de vingt à danser autour de votre visage. D'une main on tente de les chasser. Elles reviennent aussitôt. Cette manœuvre est dangereuse. La répéter trop souvent est risque de chute car, à vitesse réduite, un vélo n'est pas fait pour un manchot qui gesticule. De plus, la répétition du geste semble les énerver et les rendre agressives. Au lieu de se reposer de temps à autre sur le guidon ou sur vos bras, elles s'enhardissent. Certaines se posent sur le nez. D'autre cherchent de l'ombre dans vos oreilles.

Une rafale de vent peut les écarter de votre visage, ou encore -utopie- le fait de se mettre en danseuse et de dépasser le 15 km/h.

La case Poubelle
Quand grimper signifie souffrir, on n'est pas fier. On baisse la tête. Et tête baissée, on fixe le bord du chemin. On aperçoit une multitude d'objets. Des bouts de papier, des morceaux de journaux, des papiers aluminium, des canettes écrasées et des paquets de cigarettes. J'en ai compté 5 au kilomètre. La marque Marlboro est la plus fréquente. Est-elle la plus fumée ? Ou bien ceux qui la fument sont-ils les moins écologiques ?

La case Petite fleur
Elle ne se trouve que sur les cols campagnards où la route étroite et sinueuse n'appelle pas un trafic intense. Bref, sur des cols qui semblent n'avoir été tracés que pour des cyclos romantiques. L'asphalte - quand il y en a - est posée entre deux couloirs de verdure. Si, dodelinant la tête, on prend la peine de bien regarder sous sa pédale, on découvre des clochettes blanches ou bleu pâle, des étoiles violettes, de tout petits soleils d'un jaune vif, sans oublier les élégantes pâquerettes. En dessous de 8 km/h. on peut mieux les admirer, mais aussi les compter. Dans le Colletto la Grappa, j'ai ainsi visionné 15 campanules sur 200 mètres.
La case Fontaine
On y aspire quand la gourde et le bidon n'abreuvent plus. Quand le peu d'eau tiède qu'ils contiennent, écœure plus que désaltére. Quand la langue sèche, cherche à se mouiller aux gouttes de sueur qui tombent du nez.

On l'espère à chaque virage. On guette le moindre bruit d'une eau qui dégouline.
Quand on la découvre, vélos abandonnés, on pousse les bras sous le jet d'eau, on se frictionne le visage, on goûte la fraîcheur et la saveur du liquide, en buvant dans ses mains jointes. On mouille jambes et chaussures. On remplit gourdes et bidons, deux ou trois fois. On tarde à reprendre l'ascension.

La case Bar
On y entre volontiers. Pour peu, on y entrerait sans descendre de son vélo. Le premier arrivé commande une grande bouteille d'eau gazeuse et deux verres. Comme le second arrivé a vidé ses verres aussi vite que le premier, c'est lui qui commande la suivante. Elle est bue aussi vite que la première. Le patron, toujours souriant, vous adresse quelques paroles d'encouragement ou d'étonnement. On repart, rajeuni, pour quelques kilomètres. Parfois le second arrivé n'entre pas dans le bar.

La case Bar bis
C'est une variante. Il faut ressentir la même soif que pour la case précédente, mais en plus, ne rien avoir mangé depuis au moins deux heures. On entre pour boire mais on s'aperçoit qu'il est aussi possible de grignoter. Si par ailleurs, la serveuse est gentille.... On s'assied, on boit lentement et on commande " una Pasta della regione ". Cela prend plus de temps, mais après, on gravit quelques kilomètres qui paraissent n'avoir que 8 hectomètres.

La case Arrivée
Obligatoirement, elle doit exister sur une route ascendante de col. Elle peut aussi se situer à son sommet. Son lieu est envisagé à partir de 17 heures, c'est à dire quand, déjà on a parcouru plus ou moins huit heures de randonnée. Autrement dit, quand on commence à ressentir des contractures et irritations, des mains jusqu'aux orteils. Une fois l'option acceptée, l'impatience d'y arriver accroît la longueur des kilomètres. Quand, dans le lointain, l'auberge devient visible, elle semble reculer, tel un mirage, à chaque tour de roue. Cette impression accroît irritations et contractures qui alors s'étendent des orteils jusqu'aux mains. Heureusement, ce n'est qu'une impression. Toutefois, quand le havre est à portée de guidon, tout n'est pas gagné. Il y a des "alberghi" qui sont fermées et d'autres qui, ouvertes, sont complètes. Le plus souvent, heureusement, elles sont ouvertes avec des chambres libres. C'est alors l'allégresse de savoir que très bientôt la fatigue du jour sera dissoute sous une longue douche ; que très bientôt, attablés, vous taquinerez la pasta della casa avec un brin de vin du pays.

La bonne nouvelle est fêtée par la commande d'une bière, très fraîche, dont la blanche écume bave sur le verre embué.

Alors, on est persuadé qu'on était capable d'aller encore plus avant.

Jacques FRANCK N°4134

de NEUPRE (Belgique)


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