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Je voyage pour vérifier mes rêves (Gérard De Nerval)

Revue N° 28 Page 32

La nature humaine est pleine de contradictions... Ou bien, est-ce seulement la mienne...?
Animés par une forte passion des voyages, attirés, sans envie d'y résister, par la montagne où qu'elle soit, et jamais en peine de trouver un but de ballade vélocipédique, nous n'avons jamais assez de jours pour séjours, pour étancher notre soif de découverte, et de modeste conquête, et jamais assez de séjours dans l'année pour calmer notre impatience de partir et repartir encore.

Pourtant, parfois, dans l'intensité des efforts que j'ai dû fournir pour boucler mes circuits, l'idée m'a effleurée ; que devaient être doux des jours sans effort, en clair sans le vélo ; que des vacances motorisées devaient avoir leurs charmes ! Quelquefois, après être passée du chaud au froid, après avoir grelotté sous la pluie, dans le brouillard et le vent, puis, dégouliné de sueur sous un soleil d'orage, après avoir perdu jusqu'à la conscience de mes extrémités tant elles étaient douloureuses, parfois donc, je le confesse, le confort m'a attirée.

Cette année où il m'a fallu oublier mes projets de voyage, contradictoirement, j'ai senti des fourmis dans mes jambes ; j'étais en manque d'effort... Mais la santé a ses raisons que la raison ne peut ignorer. Ma moitié (que dis-je, mon plus que double, titrant à 3000 cols contre mes presque 1500) immobilisé, le projet 1999 reste intact pour l'année prochaine.

Je n'avais pas de regrets de n'être que là, à l'extrême sud de notre douce France, je ne suis pas encore lassée de la Cerdagne. Même si, à vélo ou à VTT, j'ai déjà exploré une partie de ce territoire frontalier, poussée par l'envie d'aller visiter tous ces creux portant nom de col, collada ou puerto, m'amenant à franchir quelquefois l'impalpable frontière et à déborder en Espagne ; il m'y reste encore beaucoup à découvrir.

Un jour où je parcourais le superbe plateau surplombant la vallée de la Têt dans le petit tortillard sang et or cher au cœur des Catalans, ballottée sur les sièges impeccablement peints en jaune, perdant l'équilibre dans chaque courbe, cramponnée pour ne pas être projetée au-dehors, les oreilles saturées par le brouhaha des roues sur les rails, l'inconfort pittoresque de ce joli petit train, me rappela soudain la rusticité d'un camion de marchandises, un épisode de mon plus beau voyage itinérant à VTT, le plus incorporel aussi, celui qui, du Cachemire au Laddakch, me fit franchir dans l'Himalaya, des cols prestigieux.

En fermant les yeux, je me vis revivre l'aller et retour au bout de la vallée du Zanskar : Kargil-Padum-Kargil, en bus et VTT dans un sens et dix-huit heures passées à bord d'un camion dans l'autre sens. Kargil - petite ville animée, colorée de tous ses tissus suspendus au seuil des boutiques et des costumes des belles indiennes, odorante en son marché bric-à-brac, attristante par ses bidonvilles alignés à son entrée. Il se dégage toujours des villes et villages des zones les plus urbanisées que nous avons traversées une impression de non fini, de chantier abandonné, de désordre, et bien sûr, de pauvreté.

La nuit avait été douce dans un palace inespéré, après les sommaires pensions et bivouacs des nuits précédentes depuis Srinagar et ses couvre-feux.

Très tôt le matin ; 6h, notre équipe de neuf cyclos rejoint la petite place, point de départ du bus pour Panikar, 60km plus loin et étape de transition avant de retrouver la piste et le désert. Un bus, vieille carcasse grise autour de laquelle s'affairent ou attendent déjà beaucoup plus de personnes qu'elle ne peut raisonnablement en contenir, fait l'objet d'un édifiant contrôle technique avant d'être chargée des innombrables bagages disparates des candidats au voyage. Pour nous, le premier problème est de réussir à avoir neuf billets, symboliques (le " surbooking " est manifeste), pour pouvoir partir ensemble. Bien qu'arrivés très tôt, une course contre la montre s'engage, il faut se battre, et insister, et prier, et expliquer que nous voulons rester groupés et...non, disent-ils, il n'y a plus de place, ils ne comprennent pas vraiment pourquoi nous tenons à partir aujourd'hui... Finalement, épuisés par les négociations mais soulagés, nous réussissons à leur arracher les neuf allers simples. Mais ce n'est pas gagné ; le bus, pendant ce temps, a continué de s'alourdir. Deux d'entre nous grimpent sur la galerie déjà bien encombrée et y installent, impeccablement bien rangés, les neuf VTT et une partie des 36 sacoches. A l'intérieur, inutile de chercher neuf places assises, mais peu importe, nous serons à Panikar ce soir.

Le vieux bus démarre enfin, nous voyageons au milieu d'un enchevêtrement de ballots (pas vraiment aux normes Delsey ou autre Visa, ce sont des sacs de fortune, mais ils remplissent aussi bien leur fonction) et d'individus tassés les uns contre les autres. Les visages sereins ne manifestent ni inquiétude, ni agacement, ni agressivité ; leur regard étonné lorsqu'il se pose sur l'un de nous, exprime gentillesse et parfois amusement. Sur le siège, en face de moi, une jeune maman couve son bébé des yeux ; elle est jolie, souriante, ses yeux sont lumineux et je ne peux m'empêcher de les prendre en photo, avec son autorisation. Un monde nous sépare, elle et moi, et pourtant, il me semble que nous pourrions aisément communiquer. La route est partiellement goudronnée, ses ornières, son revêtement abîmé, son étroitesse font terriblement souffrir le véhicule qui se tord dans tous les sens pour s'adapter au terrain. Un frisson me parcourt lorsque, regardant par la vitre, je prends conscience de l'étrange position du bus dangereusement penché vers la tempétueuse rivière que nous traversons péniblement sur un pont sommaire. Comment ne verse-t-il pas ? Personne ne s'émeut, surtout pas le contrôleur qui, par les fenêtres, tel un singe, passe de l'intérieur à l'extérieur du véhicule qui roule. En fait, il y a presque autant de voyageurs sur la galerie que dedans ; ici tout est sujet d'étonnement.

Les kilomètres s'égrènent ; soudain, le long de la vitre, à côté de moi, je vois tomber un vélo, puis un autre et un troisième. Je crois cauchemarder, mais non, d'autres l'ont vu aussi. A nos cris, le chauffeur stoppe et nous descendons ; en un instant, nous réalisons que la suite de notre voyage est peut-être terriblement compromise, car le bilan est inquiétant : un cadre et un cintre cassés, une roue en huit. Une brève concertation scinde le groupe en deux ; trois d'entre nous vont redescendre à Kargil pour tenter de réparer. Il faut croire fort en la chance. Nous découvrons la raison de cet accident : un écheveau de fils électriques qui pendaient en travers de la route a accroché le premier vélo qui a entraîné les autres. C'est la fatalité...!

Nous sommes donc six à poursuivre le trajet, difficile à savoir à ce moment-là de quoi demain sera fait. Nous stoppons un grand moment sur la place du village suivant ; le bus se vide, dans la cour de l'école, de jeunes élèves évoluent dans un uniforme qui les fait ressembler à de petites religieuses. Nous entrons dans une petite échoppe mal éclairée au plafond bas ; de vieilles photos découpées dans des revues jaunissent aux murs, on nous sert un thé comme poivré, curieux pour notre palais. Enfin, notre chauffeur donne le signal du départ. Chacun remonte dans le bus et, lentement, nous nous élevons jusqu'à Panikar.

A l'entrée du village, une grande aire arborée et herbeuse, traversée par un ruisselet rafraîchissant nous paraît être l'endroit idéal pour camper. Notre installation devient l'attraction pour un groupe de fillettes qui s'approchent timidement puis, avec lesquelles j'arrive à communiquer. Dans cet endroit naturellement fleuri comme un de nos plus beaux jardins ; ce soir, nous allons dormir sur un lit d'edelweiss ; incroyable ! Plus tard dans la soirée nos trois équipiers nous rejoignent, mettant un terme à nos inquiétudes ; les réparations de fortune, inespérées, vont nous permettre de poursuivre notre voyage. A la lampe frontale, dans la douceur de la nuit, les dernières retouches techniques clôturent cette rude journée.
Les quatre étapes à VTT qui suivent vont nous conduire à Padum. Le premier matin le temps est gris mais, nous aurons aussi chaud à certains moments et nous grelotterons un soir dans un orage de fin du monde. Les villages sont rares sur cette longue distance (175km) désertique où les oasis font de larges tâches d'un vert tendre dans un décor qui décline tout un nuancier brun. Les maisons sont en terre et les toits sont recouverts par des excréments de yak séchés qui serviront de combustible pendant l'interminable et impitoyable hiver. La piste est rude et dans les descentes, elle nous secoue et nous fait craindre parfois que nos vélos ne rendent l'âme, tant ils sont soumis à rude épreuve depuis notre arrivée sur le sol indien.

Nous voyageons entre 2500 et 4000m d'altitude et sommes ivres d'un paysage borné de tous côtés par des sommets aux noms prestigieux comme le Nun-Kun, point culminant de l'Inde. Nous faisons une halte à Parkatchik, point de départ de son ascension, où nous mangeons pour la première fois du yaourt de yak au milieu de quelques enfants qui nous vendent des pierres. Nous allons visiter le monastère de Rangdum, perché sur son monticule qui fait un peu pièce rapportée au milieu de l'immensité plate de la large vallée. Nous dégustons les chapatis (galettes d'orge) préparés avec patience et générosité par une indienne qui vit seule dans sa maison pendant de longs jours dans ce no man's land ; elle porte, accroché à elle dans une peau de mouton, un minuscule bébé de 15 jours et nous offre aussi la boisson typique du thé au beurre rance que j'ai, je vous l'avoue, du mal à avaler. L'intérieur de sa maison est en terre, simple, net avec de petites ouvertures qui filtrent la lumière, un poêle au milieu est la seule source de chaleur et il n'y a là, que d'indispensables ustensiles qui reflètent le dénuement. Nous franchissons le Pensi-La (La, signifie col en Indien), porte du Zanskar à 4406m et, le souffle coupé par tant de beauté, nous redescendons vers le glacier qui s'avance vers nous, telle une somptueuse avenue. Nous découvrons ces monuments curieux ; les shortens qui bordent notre route, ainsi que les murets de pierres gravées et, plus loin les drapeaux de prières.

Nous bivouaquons à 4000m, la tête dans les étoiles après la tempête, près d'une large et puissante rivière dont la course effrénée résonne encore aujourd'hui dans ma tête et rend le passage de quelques gués bien périlleux au milieu de marmottes bavardes et familières. Le soleil, dont nous nous rapprochons dangereusement, outre qu'il nous assure un hâle parfait, laisse, sous formes d'œdèmes, des traces moins esthétiques.

L'arrivée à Padum se fait sous un ciel de plomb. La lumière rasante de fin de journée accentue les hauts sommets des alentours, sature les contrastes entre les couleurs de la terre, des nuages, des champs verts et mouvants. On foule l'orge avant la pluie, et au dîner, l'hôtel Chorala va nous offrir un inoubliable repas à base de poulet et de frites.

Nous visitons Karha, ses maisons et son monastère accrochés aux rochers. Il est temps maintenant de penser au retour sur Kargil.

Dans cette partie de l'Inde, le camion de marchandises est un moyen de transport pour les individus, au même titre que le bus. Son utilisation est aléatoire et dépend du bon vouloir du chauffeur. Celui que nous avons réussi à prendre après 24h d'attente et de longues négociations, est chargé de toutes sortes de matériaux entassés et posés dessus : des Indiens, nous qui gisons aux quatre coins et nos neuf VTT imbriqués les uns dans les autres qui, il est vrai, ne risquent plus grand-chose. Ils ont subi déjà maints outrages au cours de diverses manipulations dans ce pays pauvre où il est plus urgent de tout faire pour rester en vie que de chouchouter sa machine.

Sur la piste rudimentaire, à côté de laquelle les portions pavées de Paris Roubaix paraissent presque lisses, le camion, comme le bus à l'aller, semble menacer de se disloquer à chaque ornière et, pendant ce voyage interminable, je me dis souvent, comme à plusieurs reprises au cours de ces quatre semaines, qu'il faut croire en la chance. Je n'ai jamais cessé d'y croire ; était-ce par inconscience ? J'ai vécu chaque péripétie avec optimisme plutôt que fatalisme.

Dès le début de cette mémorable traversée du Zanskar, je tâche de m'abstraire des conditions matérielles spartiates et d'oublier l'inconfort, les douleurs et la désagréable sensation de me sentir me recouvrir d'une fine et insidieuse poussière blonde qui s'engouffre par la bâche relevée à l'arrière. Je ne suis pas impatiente d'arriver au but, le temps là-bas, ne fait pas l'objet d'une course échevelée. Je n'ai aucun impératif ; prendre son temps fait partie du voyage. J'ai seulement hâte que cessent les nuisances, réflexe d'habituée au confort dans un pays riche et favorisé. Mais, rien n'est plus aléatoire que la durée du voyage et, par conséquent, que l'heure d'arrivée, car, rien ne peut être prévisible.

Dans cette magnifique et large vallée, vaste étendue désertique au milieu de quelques-uns des sommets de la chaîne de l'Himalaya, nous stoppons à plusieurs reprises pour déposer quelques passagers et décharger leurs marchandises ; cela signifie, presque à chaque fois, vider intégralement le camion pour récupérer des sacs de grains, ou des matériaux de construction, ou toutes sortes de paquets. Où vont-ils ? Aussi loin que peut porter le regard, nul village, nul campement, nulle vie, et pourtant, au cours de nos bivouacs, à peine installés, comme sortis de l'intérieur de la montagne, des Indiens s'asseyaient et nous observaient, étudiaient ébahis, le fonctionnement des dérailleurs.

Nous sombrons dans une sorte de torpeur, le corps s'habitue aux mouvements brusques du camion ; l'esprit assimile le contexte.

Le camion s'arrête encore. Oh, rien de grave ; un bus circulant en sens inverse a crevé, il est immobilisé au milieu de la piste depuis la veille et le camion ne pourra passer que lorsque le bus aura bougé. Le spectacle est cocasse, nous descendons du camion poudrés de la tête aux pieds. Les Indiens du bus ont dormi dans les prés sur des couvertures. Finalement, l'un de nous se propose de réparer la roue du bus. Dépanné, le bus dégage la voie et nous repartons.

Il est 23h lorsque nous arrivons à Kargil, le même hôtel nous héberge. Je suis sale, extrêmement lasse, mais cela m'est égal : je n'oublierai jamais le Zanskar, ni tous les gens croisés, ni ces gigantesques décors qui m'ont réduite à la dimension d'un grain de sable, ni l'étrange sérénité des monastères. Parfois, je me demande si je n'ai pas simplement rêvé ce voyage ; mais non, il y a toutes ces photos qui ravivent ces superbes images.

Tout était bien et merveilleusement réel !

Chantal SALA N°3674

de MURET (Haute-Garonne)


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