Page 04b Sommaire de la revue N° 25 Page 06

Le Noir, le Vert et le Jaune.

Revue N° 25 Page 05

Par une pluvieuse soirée d'octobre, suspendus au plafond du cellier d'une maison isolée, le Noir, le Jaune et le Vert se plaignaient :

- "J'en ai assez, explosa le Noir, cela ne peut plus durer, regarde, je suis encore mouillé. Il ne m'a même pas essuyé après la sortie !
- Oui, il abuse, répondit le Vert.
- On n'a plus un seul moment de repos, et en plus, maintenant, il nous oblige à gravir chaque année des dizaines de cols. Tous les jours on est sur le trimard. Moi, je suis à bout. J'ai à peine trois ans et j'ai l'impression d'en avoir trente !
- Et moi, à dix ans, je crois bien que je suis fichu, renchérit le Vert.
- Il tire sur nos guidons comme un sauvage et il écrase nos pédales avec un tel acharnement que nos chaînes menacent de céder, s'enflamma le Noir.
- Oui, il nous martyrise. Tout le plaisir est pour lui. Sitôt le sommet atteint, c'est tout juste s'il ne nous balance pas sur le côté de la route pendant qu'il savoure l'air enivrant des cimes. Et nous, la fourche plantée dans la poussière, on aspire les gaz d'échappement des diesels, déplora tristement le Vert.
- Et les descentes... C'est qu'il prend des risques l'ignoble. Mon cadre en tremble encore. Il freine au dernier instant et on y laisse la gomme de nos boyaux. Je m'imagine tout râpé sur l'asphalte, les roues en huit et les tubes brisés, s'épouvanta le Noir.
- Il suffit ! Grogna dans un coin une sorte d'ancêtre, vague soleil terni.

C'était le jaune que les jérémiades de ses jeunes congénères avaient tiré de sa léthargie.

- "Vous n'avez pas honte" ! Proclama-t-il. Il vous emmène dans des régions superbes : les Alpes, les Pyrénées, les Cévennes, l'Alsace ou le Massif Central et cela plusieurs fois dans l'année. Un coup, c'est toi le Vert qui pars, et après, c'est à ton tour, le Noir de connaître les joies des voyages. Vous goutez tour à tour l'ivresse des sommets prestigieux et, il ne se passe pas une semaine sans que vos roues ne caressent les routes des environs. Et voilà, maintenant vous faites toute une histoire, car de temps en temps il néglige de vous bichonner après une sortie un peu humide. Pensez plutôt à moi qui, depuis vos arrivées, en suis réduit à croupir dans ce cellier ; Mais moi, je lui dis merci pour ce cellier, il aurait pu me vendre ou me donner à un malfaisant !
Et puis des fois il m'utilise pour une courte sortie. Non, finalement je ne suis pas si malheureux que ça. Je suis au chaud, au sec, graissé et puis je me remémore mon passé. Je me souviens de mes exploits de naguère. C'est sa mère qui m'avait offert à lui quand il a obtenu son certificat d'études. Quel jour merveilleux ! Ha, si vous saviez toutes les émotions que j'ai ressenties quand tous les deux nous avons gravi notre premier col. C'était le col du Mont Cenis. Son père l'avait déposé à Lanslebourg et nous nous étions élancés dans l'inconnu. Ce démarrage à froid, avec cette pente abrupte dès la sortie de la ville, puis ces virages , plus haut dans une forêt de pins. Et son père qui nous photographiait... Tout cela est indescriptible. Que vous dire? je ne trouve pas mes mots. Chaque coup de pédale était une victoire, et ce final en surplomb du lac..."

Le Jaune s'interrompit ; Il reprit, comme pour lui même :

"Et mon premier Tourmalet ! , mon premier Galibier !"

Le Jaune s'arrêta encore. Il glissa dans une méditation bienheureuse.
Le Vert franchissait la cime de la Bonette... Il était transfiguré.

De sa robe constellée d'étincelles de joie, la nuit enveloppa trois vélos heureux...

Christian CAMOZZI N°3733

de SION les MINES (Loire Atlantique)


Page 04b Sommaire de la revue N° 25 Page 06