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A chaque jour suffit son Pass...

Revue N° 24 Page 48

C'est bien ce que j'ai pensé en arrivant péniblement au sommet du Loveland Pass (3655 m). Son nom empreint de douceur et de bonheur n'avait pas réussi à en atténuer l'ascension laborieuse.

Que l'on ne s'y trompe pas, souffrir dans un col n'a jamais suffi à ternir l'indicible plaisir que je peux éprouver à voyager à vélo - et à partager ce plaisir - comme ce fut le cas cet été à travers les Rocheuses du Colorado. Mais ce jour-là, lorsque je fus au pied de l'obstacle, j'aurais inventé n'importe quoi pour retarder le moment "d' attaquer" (ce mot suppose une énergie que je n'avais pas...) les trois ou quatre malheureux kilomètres qui me séparaient du passage obligé vers le but de l'étape : Key stone. Assise sur le goudron, me persuadant que j'avais faim et que cette fringale expliquait l'atonie de mes jambes, je grignotais les quelques bricoles qui nous restaient. Mais, puisqu'il fallait franchir ce col, allais-je prolonger encore longtemps mon refus de l'obstacle et abuser de la patience de mon compagnon ? Quand je me mis debout, je compris que cet arrêt (hormis quelques instants de repos passager) n'allait pas produire l'effet miraculeux escompté. D'ailleurs, je ne l'avais pas vraiment cru. Au bout d'un certain nombre d'années de vélo, il y a des illusions que l'on ne nourrit plus...

Je relevais mon VTT, alourdi par quatre sacoches et donnais le premier coup de pédale en me demandant comment j'allais réussir à le propulser jusque là-haut. Je considérais, fataliste, la première rampe qui m'attendait dès la première épingle de la route et je n'entrevis qu'une stratégie : mettre le plus petit braquet pour absorber cette pente (au pourcentage décuplé par la fatigue ou le découragement) et pédaler avec la régularité d'un métronome, imperturbablement ; ne m'arrêter sous aucun prétexte (même pas pour une photo, car on a tendance, dans ces cas là, à considérer que l'on ne peut pas laisser passer le cliché unique qui s offre à nous); ne pas scruter le compteur, incrédule devant le temps mis pour parcourir un hectomètre et tenter de calculer rapidement qu'à ce rythme là il allait me falloir au moins... dans le meilleur des cas... tant de temps pour arriver là-haut...

Je me motivais donc, me reprochant de ne pas m'intéresser davantage à ce merveilleux paysage que je n'aurais pas tous les jours l'occasion d'admirer (au rythme où je montais aucun détail ne pouvait m'échapper !), mais un rapide tour d'horizon acheva de me démoraliser comme nous l'avions déjà expérimenté plusieurs fois dans ce voyage, l'orage de l'après-midi s'annonçait et, étant donné mon allure, je n'arriverais pas à le prendre de vitesse.
A un petit kilomètre du sommet le soleil disparut complètement derrière un écran de nuages couleur d'ardoise. Quelques instants plus tard, les premières gouttes, gelées, m'apportaient une fraîcheur bienfaisante, mais, très vite, l'effort fourni ne suffit plus à combler la chute brutale de la température et j'arrivai au sommet, transie, dans une averse de neige balayée par un vent violent, sous le regard apitoyé de quelques touristes américains calfeutrés dans leurs voitures.

Alain m'attendait, accroupi, empaqueté dans son poncho salvateur. Déjà bien mouillée, je me réfugiais sous le mien avant de basculer dans la descente. Le soleil éclairait maintenant la vallée vers laquelle nous plongions et je m'accordais un arrêt photo (enfin !) pour fixer un arc-en-ciel si parfait que je fus surprise par son relief, la netteté de sa courbure et la vivacité de ses couleurs. L'averse avait lavé le paysage vert sur lequel il se découpait, les sommets baignaient encore dans les nuages qui s'éloignaient à grandes enjambées. Aussi rapidement qu'il avait fait mauvais il se remit à faire beau.

Inutile, comme j'ai été tentée de le faire, de chercher l'explication de ma "défaillance" dans un début de journée pénible sur l'Interstate 70 ( de grandes lignes droites pentues), au milieu des camions et voitures, approche d'une trentaine de kilomètres que j'avais trouvée longue et usante. Alors, accès de paresse (aurais-je été tentée par les plaisirs du farniente ?) ou creux de la vague de mon biorythme, le résultat était le même; on ne peut pas toujours être au top ! J'ai le souvenir précis de l'état d'esprit dans lequel j'étais en regardant cet inoubliable Loveland Pass, si visible, si proche et si désespérément loin. Je m'en voulais terriblement de ne pouvoir faire mieux.

Mais au fond, redevenant modeste (je veux dire acceptant mes limites), je savais que ce n'était pas grave et que cela ne le serait pas aussi longtemps que, souffrant sur mon vélo, il ne me viendrait même pas à l'idée de ne plus y être...

Chantal SALA N°3674

Muret (Haute-Garonne)


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