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J'ai succombé à la dernière tentation

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Ce n'est pas en rêve... Ce n'est pas du cinéma... C'est, bien sur la route en vélo..., sur des petites routes menacées de devenir des grandes routes encore plus larges, encore plus droites pour que les voitures roulent encore plus vite puisque, dans la seule région d'Albertville, et dans la perspective des Jeux Olympiques d'hiver de 1992, on va investir 4 milliards pour "amélioration du réseau routier"... Je ne crache pas dans la soupe, j'y ai trouvé deux Ayes et deux Mollards (1), des châtaigneraies de l'Ardèche aux vergers de Savoie... Ce n'était quand même pas une raison pour "sucrer" une subvention nécessaire à transformer une gendarmerie en maison des cyclotouristes dans la vallée de l'Isère à Goncelin (38).

J'ose espérer au moins une chose pour le revêtement des routes : un enrobé confortable, le plus noir et le plus lisse, comme le chocolat, sans adjonction de grains de riz, d'amandes ou de noisettes, brisées ou entières comme c'est courant sur certaines routes..., comme on venait de le faire sur la petite route du col de Cochette (578 m -73) avec très peu de goudron et beaucoup de gravillons... J'ai renoncé à ce petit col lors d'une étape toute plate pour ne pas succomber à la tentation de grimper systématiquement tout ce qui monte vers un col : je n'avais pas envie de pédaler sur du papier de verre ou sur de la toile émeri du plus gros grain, et j'en aurais presque souhaité, que, pour une fois, cette subvention de 4 milliards pourrait servir à équiper l'armée de bicyclettes ultra-légères et de vélos tout terrain du modèle le plus lourd pour que la préparation des prochaines guerres olympiques soit vraiment sportive... Chiche...

Je sais, je rêve et j'idéalise. Mais je pédale aussi ; et pendant qu'à Séoul il a manqué 2 secondes aux 4 Français sur 100 km pour monter sur le podium, moi tout seul, en Avignon, après 100 km de RN7 très agréable, j'ai eu plus de deux heures d'avance... pour monter dans le train avec mon vélo que j'ai réussi à mettre verticalement dans un WC (j'espère qu'il n'aura pas attrapé le Sida). Un contrôleur compréhensif m'a sauvé... Ils ne font jamais grève les contrôleurs ? Dommage !... Ce 26 septembre 1988, c'est le personnel de la gare d'Avignon qui était en grève. La veille, pour le retour à l'heure d'hiver, chacun de nous a bénéficié d'une 25e heure... Beaucoup auront dormi une heure de plus, regardé la télé une heure de plus... Les veilleurs de nuit auront travaillé une heure de plus, les chartreux auront prié une heure de plus, je n'ai pas pédalé une heure de plus... J'ai bénéficié d'une heure d'insomnie en plus, dans un hébergement très amical, à côté d'un poisson rouge qui a pu faire des bulles et des vagues sans aucune gêne pour mes oreilles puisqu'il y avait aussi un chien, un chat, un moustique (bzzz toutes les 5 mn) et un carillon (Ding ding dong tous les quarts d'heure).
Une randonnée à cheval sur l'été et l'automne, sur la vallée du Rhône que j'ai traversé 6 fois sur 6 ponts différents, tous également élégants, majestueux et audacieux, permettant de franchir facilement l'infranchissable quand j'ai de l'eau plus haut que les genoux puisque je ne sais toujours pas nager, et qu'avec mes sandales, je peux marcher dans l'eau, mais pas dessus... Je suis passé à l'ouest du Rhône pour succomber à la tentation d'aller faire la bise à Françoise, Paulette, Cécile, Martine, Nicole, Ginette, Yvonne, Valérie, Stéphanie... de 7 à 87 ans. Une randonnée où j'ai rencontré le facteur cheval de la bicyclette et son palais idéal hétéroclite près de St Marcellin (38). Une randonnée au col de l'Oeillon (42 -1234m) au pas de l'œil (38 -1960m), à la dent du Chat (73) à la dent de Crolles (38)... avec deux traversées de la Chartreuse sans boire une seule goutte, sans y connaître la tentation du désert...

Mais c'est dans les 16% du col du Coq (38 - l 434 m) que j'ai failli entonner mon chant du cygne, et c'est là que j'ai succombé à la dernière tentation que connaît tout cyclo ?.. celle de mettre pied à terre quand le souffle, le cœur ou les muscles lui manquent. Plus subtilement, au plus fort de l'effort physique, c'est la tentation de l'orgueil sans qu'y succomber soit nécessairement une humiliation ou une preuve d'humilité. S'il y avait un contrôle anti-doping de mes motivations, on trouverait des traces d'orgueil dans mon humilité, et des traces d'humilité dans mon orgueil... Ce n'est jamais tout blanc ou tout noir, ni 50/50... Et même en 28x28, ce n'est pas évident qu'on passe partout facilement. C'est d'ailleurs à Entremont Le Vieux, entre les cols du Granier (73 - l 134 m) et du Cucheron (38-1139 m) que l'on m'a crié pour la première fois: "Vas-y Papy !". Je l'ai pris comme un encouragement malicieux pour succomber à la tentation de la jeunesse.



Du 16 au 26.09.88 : 940 km (ou 1 100 km en données corrigées des variations muletières) sans pluie, sans crevaison, sans sponsor, sans médaille ;
(1) Cols d'Ayes: 07-379m et 38-1538m.
(2) Cols du Mollard : 73-1320m et 1638m.

Paul ANDRE


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