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Le diable était dans la boîte

Revue N° 17 Page 18

Comment est-ce arrivé ? Mon parrain m'avait pourtant fait prêter serment, la main droite levée sur l'encyclique "Solem habeo in ragionibus meis", la gauche plaquée aux petits élastiques antifuites de mes derniers Pampers, de rester fidèle aux valeurs immuables du cyclotourisme que sont la roue de 650, le triple plateau, le garde-boue et les socquettes tricolores, et de renoncer à jamais aux boyaux, aux sponsors, et à la diététique frelatée du sport de haut niveau. Disciple intraitable des antiques cyclos lacédémoniaques dont on ne manquera pas de m'objecter qu'aucun n'a survécu à ce régime, je me nourris donc de brouets immondes où barbote du pain noir d'Autriche, m'abreuve de boissons suspectes, entre autres le redoutable Coca Cola ; ce qui fait dire à mon entourage avec une hypocrisie cousue de fil à boyaux, que le vélo, y'a décidément que ça de vrai pour la forme et qu'ils envient une chance comme la mienne. Pourtant malgré mes gloses délirantes sur la densité poétique, des brumes plus opaques, ou les vertus thérapeutiques des pistes défoncées sur les coccyx déglingués, mon zèle ardent de prosélyte n'enregistre que de lâches dérobades: "Cette année il faut absolument que je gagne la course en sac à la kermesse de St Cucufa, et je m'entraîne dur ; toi, un sportif, tu devrais comprendre." "Ou bien" Il parait que ça va bouger à la Bourse ; je ne peux pas compter sur ma femme pour surveiller mes "Cotonnières de l'Alaska", et mes "Chemins de Fer Tahitiens"; sortie de ses casseroles, faut rien lui demander. Une autre fois, je dis pas..." Le coup d'après justement : "T'as vraiment pas de pot, la chatte va faire ses petits ; ça fait déjà quatre fois cette année, tu parles d'une salope! La dernière fois, en plus des petits, elle nous a fait des complications. Mets-toi à ma place." Je sais que des bruits malveillants circulent dans mon dos, que j'aurais autrefois obligé des copains à dormir à six dans une cabine téléphonique de Troyes ; je tiens à rétablir les faits : c'était à trois dans une cabine de Sixt. Nuance... Que ne dit-on pas encore ? Qu'hébergé un soir par des amis, j'aurais exigé qu'ils me remplissent de foin la baignoire afin que je m'y vautrasse comme un porc. Ça ne mérite même pas un démenti ; à défaut d'émules, on fait des envieux.

Mais que vaudrait cette austérité monacale sans un désintéressement absolu ? Tel un routier sympa comme y'en a pas, je roule pour moi tout seul, pas pour le pneu qui fait Pschitt ou la jante à géométrie variable, ni pour de dérisoires flatteries d'amour-propre. J'en connais des, je vous dirai pas de noms pour m'éviter des représailles, qui ont dû déménager avec leurs pleines valises de diplômes, décorations, gobelets et saladiers, qu'ils s'arrachaient les cheveux de ne pouvoir mettre en valeur dans leur modeste H.L.M. alors que le musée du Louvre aurait à peine suffi. Dieu merci, ça ne risque pas de m'arriver. Par contre, et toute modestie prestement ravalée, rien ne semble m'interdire de me considérer comme le cyclo-étalon bientôt déposé, vu son âge, au Pavillon de Breteuil à Sèvres, en illustre compagnie.

Hélas ! tout s'est effondré en cette fatale journée du 1.9.88 ; Sans avoir rien compris au film perfidement mis en scène par les forces du Mal, je me surprends à crapahuter laborieusement, un moutain-bike à mon flanc droit, des nuages noirs à mon flanc gauche, sur une trace précaire censée me conduire au Villgrater Torl, un obscur col de l'Ost-Tirol dont j'ignorais jusqu'à l'existence avant d'en être informé deux heures plus tôt à Maria Hilf par une pancarte aguicheuse. J'aurais pu, dans le sens du poil, dévaler bestialement le Defereggental jusqu'à Lienz, mais trois fois la même vallée dans la vie d'un cyclo réputé équilibré, outre que ça frôle le gâtisme certifié, c'eût été trahir mon idéal pur et dur. Je finis donc par poser un brodequin vainqueur, puis deux, sur ce col inconnu, indigeste et ingrat comme ça devrait pas être autorisé. Inutile d'ajouter, mais j'y tiens, que je suis hors d'état de nuire, et pourtant la solitude de ces alpages m'a évité tout gaspillage de mon souffle anémique en oiseuses grüssgotteries (1) et en justifications embarrassées (2) de la présence d'un vélo dans mon paquetage. Un résidu de connaissance me permet de distinguer une petite boite aux lettres fixée à un piquet, présence moins que congrue sur ces hauteurs où n'apparaît pas le moindre Hilton, pas de moindre chalet, ni la moindre ruine fumante en tenant lieu. Méfiance : le Sud-Tirol n'est pas loi, non plus que le temps où ponts et pylônes s'envolaient gaiement dans l'azur au nom de la réunification. Bon ! On n'est pas là pour disserter de l'éternel penchant qu'ont les peuples à remettre en question les limites où les diplomates se sont donnés tant de mal à les enfermer.
D'une main blanche, j'ouvre quand même la boite ; à l'intérieur, mon nez épaté n'en croit pas ses yeux, tout le nécessaire du jeune cyclo standard en mal d'estampille. C'est alors que ma raison prend congé de mon cerveau sans le préavis légal de cinq jours, et moi, sans plus réfléchir qu'un stupide saurien du secondaire à la fatalité inexorable de mon geste, j'empoigne le cachet d'une main assurée, l'appuie fermement sur le tampon encreur, applique la mystérieuse empreinte sur mon petit calepin avec la mine sourcilleuse d'un rond-de-cuir sous-alimenté du Zizoukistan, remets l'attirail en place, non sans me dire que chez nous en France... Passons ! Le couvercle en retombant fait le bruit du piège qui se referme sur le sot qui s'y est laissé prendre.

Je réalise soudain mon serment violé dans une seconde d'inconscience imbécile mais le mal est fait et c'est en vain que je bats le rappel des circonstances atténuantes ; aucune ne résiste plus de huit secondes et demie, chrono en main, à une analyse approfondie. Le Pavillon de Breteuil à Sèvres n'est plus que le paradis perdu où mon corps embaumé ne sera jamais exposé à l'hommage ébahi des générations futures de cyclos. La Roche Tarpeienne est toujours aussi proche du Capitole.

Il ne me reste qu'à l'encadrer, cette satanée empreinte ; pas plus moche d'ailleurs, que celles de nos 17237 bureaux de poste ; au centre : 2502 m, c'est l'altitude, et autour, Villgrater Torl - St. Jakob-i-D. Si vous croyez que j'affabule, je veux bien que Lucifer m'empale sur ma tige de selle. Et maintenant allez savoir pourquoi, depuis qu'elle m'a fait chuter, il m'arrive de la contempler avec attendrissement, et je finirai sans doute par l'aimer, comme on finit par aimer ce qu'on ne peut effacer; et puis je n'ai qu'elle et sa solitude m'est pitoyable dans ce cadre trop grand pour elle ; il va falloir l'entourer, chasser et mendier le tampon. C'en est fini du cyclo pur jus de chaussettes tricolores, mais après tout, mon serment, je ne l'avais que prêté. Tout de même, et soit dit en repassant, comme disait ma grand-mère blanchisseuse sans qui l'humanité blafarde croupirait encore dans l'ignorance de la pattemouille, il y a gros à parier que le diablotin farceur planqué dans la petite boite du col n'a pas fini d'en rire.

(1) De Grüss Gott, formule de salut utilisée dans les Alpes germaniques et signifiant littéralement : T'as le bonjour d'Allah.

(2) Et d'autant plus en Allemand.

Michel PERRODIN N° 26

TALANT


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