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Le col sans nom

Revue N° 17 Page 05

Depuis combien de temps pédalais-je? Depuis combien de temps mes mains "mitainées" s'appuyaient- elles sur les cocottes de freins ? Je ne le savais plus. Et mes jambes ? Elles tournaient sans même que je sache qu'elles existaient. Pourtant, elles devaient peiner tant était rude le pourcentage de cette route qui grimpait. Mais où me conduisait-elle?

Il y avait sans doute des heures et des heures que j'avais quitté le fond de la vallée. Là, glissait, avec un léger froissement la petite rivière née d'impétueux et bruyants torrents. Maintenant, elle s'était assagie. Elle coulait calmement vers le grand fleuve. Vers son destin. En moi, un air rythmait ma pédalée. Toujours le même : celui qui reste le cantique du souvenir : "Et je chante ces heures... Ces heures de bonheur".

Plus je montais, plus m'envahissait la paix intérieure. Aux feuillus et broussailles avaient succédé les sombres sapins. Alors, au fil des lacets, je pénétrais enfin dans ce monde minéral qui n'est plus la terre des hommes, mais seulement la terre de certains : la mienne. Si souvent tourmenté au plus profond, mon être retrouvait calme et sérénité. Où étais-je? Où cette route, vers quel col me conduisait-elle ? Je ne savais plus... Chauds étaient maintenant les rayons d'un soleil jaillissant de là-haut au travers pics et monts. Solitude... "Et j'écoute mon cœur Chanter son bonheur".

Il faisait "grand beau", comme cela se dit chez moi, en Savoie. Grand beau sur cette route ou nul autre que moi n'escaladait cette pente. Sans le savoir, n'avais-je pas découvert la fameuse Route d'or, celle qui conduit à l'Eden rêvé ? Celle dont mes vieux Amis Cyclos, maintenant disparus, m'avaient tant parlé. J'ai grimpé, grimpé. J'ai traversé des caillasses. J'ai vu le bleu plombé du ciel, encadrant, comme la plus merveilleuse des tentures, le blanc étincelant des neiges séculaires. A mes oreilles, sifflait un vent léger et frais. C'était divin. Oui, pour moi, cette grimpée était bien le contraire d'un Golgotha. Et je n'en voyais pas la fin. Mais je souhaitais que cela ne finisse pas. Mon regard filmait tout ce paysage inconnu. Jamais, je n'avais ressenti une telle joie. Alors, ce fut le sommet. Pas de plaque, pas le moindre panneau. Rien. J'ai couché mon noir vélo, avec soins et précautions, ne pouvant l'appuyer contre rien, puisqu'il n'y avait plus rien ici. Moi, je me suis assis sur une sorte de lauze. C'était tellement mieux que le plus moelleux des fauteuils. Le soleil m'irradiait. Bon Dieu que c'était bon !
Je suis resté là. Longtemps. Très longtemps. J'ai bu tout le meilleur de cette montagne qui ne semblait être qu'à moi. Sans savoir que jamais, plus jamais, je n'y reviendrais. Mais, alors que le soleil virait au couchant, m'est arrivée par derrière, une ombre. C'était une femme. Bizarre elle était, celle-là. Elle était enveloppée d'un large voile qui flottait au vent du soir. C'était comme une apparition. De l'irréel... et l'irréel, ça ne s'explique pas.

"Que fais-tu là? a-t-elle prononcé d'une voix lente - Je prends du bon temps, fut ma réponse - Tu as raison, profites-en, parce que toi, tu vas redescendre. Tu n'as pas ma chance, tu n'es pas d'ici, reprit-elle. - Mais, il n'y a rien ici, ni personne... - Que tu dis. Il y a tout. Je le sais : je suis là depuis toujours. Elle s'est assise près de moi. Bien près. On contemple le soleil disparaître derrière une majestueuse cathédrale de roche. Il faisait plus frais. Nous nous sommes serrés très fort l'un contre l'autre.

Après... bien après, elle s'est levée. C'est elle qui a remis mon vélo sur ses roues. Elle a repris mes mains et elle les a posées sur le guidon. Puis de sa voix douce, elle a ajouté : "Allons, mon ami, tu as fait provision de bonheur. Pars maintenant, il le faut, car la nuit tombera vite. On se reverra là haut. Tu es le seul à avoir trouvé ce chemin. Il n'existe sur aucune carte. C'est la route de l'Au-delà. Celle d'ailleurs. Et ce col que tu as escaladé avec tant de plaisir, c'est le "col sans nom". Reprends le même chemin, ou bien, si tu le veux, "bascule" sur l'autre versant. Mais là, il faut que tu saches, tu iras rejoindre un lamentable troupeau. Celui des âmes en peine, qui erre dans le morne et froid désert des cœurs perdus. A ton choix !..."

Moi, j'ai repris le même versant. Avec dans ma tête, mon bel air. J'ai dévalé la longue pente. J'ai roulé, roulé... Et depuis, croyez-moi, je roule et je cherche. Je cherche en vain ce chemin d'ailleurs. Cela m'obsède. Rien ne peut me faire oublier cette Route d'Or où les caillasses sont plus belles que toutes les fleurs. Là où, dans le halo qui reste en moi, la Femme du "Col sans Nom".

Paul MAILLET

Cyclotouristes Chambériens


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